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C’est dommage, Anouilh, car vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur

Publié le 19 septembre 2022 à 09:08 par Magazine En-Contact
C’est dommage, Anouilh, car vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur

La bibliothèque idéale du CRM, du service et de l'expérience client. Faites-vous offrir un livre utile et instructif.

« La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique ». 1928, aux Grands Magasins du Louvre, Jean Anouilh entre dans la vie active, au poste d’apprenti-réclamateur.

On ne parle pas à l’époque d’expérience client ou collaborateur, mais déjà, la livraison des colis, et notamment celle d’un certain balai mécanique, pose problème. A chaque époque son Wismo (Where is my order) son Dyson, ses difficultés à fidéliser les talents… Dans le cas d'Anouilh, pas de Quiet quitting, par contre. 

A l’occasion de la 10ème édition d’ECTFF, les organisateurs de ce Forum un peu particulier (certains des participants réguliers l’ont décrit comme le Woodstock du CX et de l’UX, les abréviations utilisées pour l'expérience client ou utilisateur ) ont sollicité vingt personnalités de tout bord, qualifiées comme on dit parfois, pour constituer une librairie éphémère dédiée, la… Grande Librairie de l’Expérience. Celle qu’on vit et qui nous transforme, celle des collaborateurs, ou celle dont on ne se remet pas (certains points de friction, mauvaises expériences, vous éloignent à jamais d'une marque, d'une enseigne). Les livres suggérés par chacune de ces personnalités* seront présentés rapidement et offerts à la Baule, le 29 Septembre. Les dirigeants de la librairie raconteront l’expérience de la création d’une petite boutique évènementielle.


Extraits des premières pages de l’ouvrage : 

« La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique »… C’est sur cette formule mystérieuse que s’ouvrit pour moi ce qu’on appelle, maintenant, « la vie active ».

J’ai passé à Chaptal une merveilleuse année de Philo où j’ai rencontré Socrate. (On l’appelait « Pou-Pou » - car il ponctuait son cours de « pou ! pou ! » éternels.) C’était un homme d’une sagesse profonde et d’une intelligence étincelante sous son aspect insolite. Il avait entre cinquante et soixante ans et arrivait à son cours coiffé d’un chapeau melon, pétaradant sur une moto « gros cube »… Et cela en 1928 ! Il m’a véritablement appris à penser – et quoique je n’en aie pas fait grand usage depuis, je lui en serai éternellement reconnaissant. Inscrit comme tous ceux qui ne savent pas quoi faire plus tard, à la Faculté de droit, je compris un jour en écoutant Capitant, du dernier rang du grand amphithéâtre, débiter son cours magistral de droit romain (d’une voix d’ailleurs inaudible à cette distance) que je perdais du temps et que, surtout, je n’avais pas le droit de rester plus longtemps à la charge de mon père qui était pauvre.  Je ne retournai pas à la Faculté et me plongeai dans les petites annonces. L’une d’elles demandait pour l’administration des « Grands Magasins du Louvre » des collaborateurs de niveau baccalauréat ou du brevet supérieur. J’y étais une heure plus tard. Je fus reçu par un homme grave et bienveillant qui m’exposa les difficultés - qu’il ne fallait pas se dissimuler - de la tâche qu’on allait peut-être me confier - si je m’en révélais digne… Il était chef du bureau des réclamations et il s’agissait, sous sa surveillance, de dépouiller le courrier des « réclamants » et d’aller dans les rayons, s’assurer du bien-fondé de leur demande et -éventuellement - de leur faire rendre justice.

La première affaire qu’on me confia dès le lendemain matin était une carte de visite qui contenait ces mots mystérieux : « La vicomtesse d’Eristal n’a pas son reçu son balai mécanique ». Après m’être enquis auprès de l’homme de l’ascenseur où se trouvait le rayon des instruments ménagers, je m’adressai - fort de mon droit de justicier - à un employé bougon qui m’envoya au chef de rayon que cette affaire concernait. Celui-ci trônait, olympien, à un petit bureau au milieu des plumeaux et des balais O’Cedar. Il lut attentivement la carte et m’accompagna, majestueux, à un magasinier qui reconnut, après vérification et sans trop m’émouvoir, que le balai mécanique de la Vicomtesse n’était pas encore expédié, mais que cela ne saurait tarder. Muni de cette rassurante nouvelle, je remontai jusqu’au bureau des réclamations – qui était peut-être d’ailleurs situé au sous-sol, je ne m’en souviens plus très bien – et je fus chargé, incontinent, de rédiger une lettre à la vicomtesse d’Eristal où nous la priions de nous excuser et l’assurions que nous étions en train de faire le nécessaire pour la satisfaire dans les plus brefs délais. Ma lettre fut jugée bonne, mon orthographe impeccable (au dire de certains de mes détracteurs familiers j’ai un peu changé depuis) – et je fus définitivement admis dans notre glorieuse phalange de justiciers. Je commençai alors une vie errante et charmante - chargé de tasses dépareillées ou de casseroles bosselées – d’ascenseur en ascenseur, aux préposées parfois gracieuses, et de rayons en rayons où je me perdais régulièrement – mais où je pus constater que les vendeurs étaient infiniment plus aimables avec un jeune collègue qu’avec les clients. De toutes petites intrigues sans suite se nouèrent, entre la verrerie et les piles de draps au rayon de blanc – mais sans être poussées bien loin car, à l’époque, j’étais un jeune homme très timide et qui se croyait très laid. Au bout d’un mois, pensant que j’avais assez d’argent pour « voir venir », je frappai à la porte du bureau du chef pour lui annoncer que j’avais trouvé un autre emploi mieux rémunéré et que, décidément, je ne resterais pas au « Service des Réclamations ». Il me regarda d’un air peiné, rédigea mon bon de caisse et me dit simplement - triste et sincère, et avec une certaine solennité – ces paroles qui sont à jamais restées gravées dans ma mémoire :

C’est dommage, Anouilh, car vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur. »

 

Benoit Hocquet : Manuel Jacquinet, pourquoi avoir choisi cet ouvrage et suggéré qu’il soit placé sur les étagères de la Grande Librairie de l’Expérience ?

Manuel Jacquinet - éditeur et organisateur de l'ECTFF

MJ : On y découvre et savoure que la livraison a toujours été un motif de réclamation significatif, que l’enquête à mener pour « rendre justice » aux clients était déjà délicate.  Que la maitrise de l’orthographe fût longtemps un atout, et réapparait. Que les réclamateurs des  Grands Magasins du Louvre  devaient avoir le niveau bac, déjà. Que le taux de turn-over dans la fonction de réclamateur constituait déjà un sujet, il y a 80 ans. Par contre, dans l'épisode relaté, pas de Quiet Quitting: Anouilh vient expliquer son départ au chef du bureau. 

La fonction remplie de nos jours par Leboncoin ou Welcome to the Jungle parmi d'autres services ou applications l’était à l’époque par les petites annonces, comme l’écrit Anouilh. Lorsque je suis revenu de mon service militaire, en Mai 1983, je devais trouver du travail, avant de reprendre des études en Septembre. J’ai acheté le Figaro, passé quelques coups de téléphone et entretiens. J’ai débuté deux jours après comme veilleur de nuit, dans un hôtel, Rue de Vaugirard. J’y suis resté deux semaines. Et l’été suivant, j’ai saisi les documents du Greffe de Nanterre pour une société d’informatique de l’époque. Tout ça grâce aux petites annonces et au téléphone.

Rien ne se perd, rien ne se crée dit-on ? La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique est un super livre de souvenirs, très bien écrit, vivant et rempli d’humour et de choses presque tragiques, comme toute l’œuvre d’Anouilh. La Table Ronde a décidément édité de grands auteurs ! L'expérience de la lecture d'un bon livre ou d'un poème enchante, répare du monde ou peut nous aider à nous réconcilier avec celui-ci. 

*Vous désirez, vous aussi, faire part d'une lecture ou d'un livre à introduire dans notre Grande Librairie (éphémère) de l'Expérience, prenez contact avec Benoit Hoquet, à la rédaction : [email protected]

Photo de une - crédit © Edouard Jacquinet. La librairie Tschann, à Paris.

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