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"Le taux d’attrition réel des collaborateurs, voilà ce que les fonds ESG devraient considérer"

Publié le 12 juillet 2023 à 14:34 par Magazine En-Contact
"Le taux d’attrition réel des collaborateurs, voilà ce que les fonds ESG devraient considérer"

Manuel Jacquinet raconte à Benoit Hocquet ce qui l'a marqué lors de son reportage exclusif à Bogota, dans la division Trust and Safety de Teleperformance, qui collabore avec TikTok notamment. Et pourquoi il convient de faire le tri, selon lui, entre les annonces et ce qui parvient à être délivré. Chez IBM, Sia Partners, avec ChatGPT..

BH : Vous dites que les centres que vous avez visités ressemblent à l’INSEP, cet institut où l’on entraine les futurs champions sportifs français, à Paris.

Andres Bernal, CEO Teleperformance MAR © Edouard Jacquinet

Manuel Jacquinet : Oui, on pourrait aussi parler d’hôpital ou de clinique, où l’on prépare la santé mentale et psychique de champions, mais ça ressemble tout autant à l’INSEP : la sélection est rude. Seuls 15% des candidats à des postes dans cette division parviennent à réussir les tests et les nombreuses évaluations que déroule Teleperformance. Ils sont ensuite entrainés, suivis de façon régulière et tout, y compris des activités étonnantes, est fait pour que les Guardians of Internet soient en bonne santé alors qu’ils font un travail exigeant, complexe. Ils font et s'exercent à la peinture, par exemple, je les ai vus manier pinceaux et dessins. Les bibles de modération, qui établissent la norme de ce qui peut être publié, diffusé, changent très souvent, et la bataille contre les délais, pour supprimer une vidéo problématique par exemple, est rigoureuse. Pour la vidéo de la tuerie en Nouvelle Zélande, il avait fallu 17 minutes aux modérateurs pour la supprimer. Dans un cas similaire récent, la performance obtenue par TP a été de deux minutes, avant la suppression de la vidéo sur la plateforme concernée. 

BH : Pourtant, les salariés de TP semblent très heureux et désireux de rejoindre ces équipes du Trust and Safety ? 

MJ : A la fois parce que c’est un peu le GIGN, la BRI dans ce secteur, là où on est exposé, au cœur de l’action mais également parce qu’ils ont le sentiment et constatent que ce métier a un sens. Cette conviction qu’ils oeuvrent pour un internet plus sûr, vivable, où ils pourront laisser leur femme, compagne ou leurs enfants surfer, est très forte et pas construite, fabriquée. J'ai interviewé en mode vidéo de nombreux modérateurs, tous m'en ont parlé. En France, en Europe, les jeunes diplômés n’ont pas du tout envie de travailler dans les centres de BPO. Mais là-bas, la façon dont Teleperformance a anticipé sur les nouvelles attentes des jeunes salariés (26 ans d'âge en moyenne) et construit le modèle social est réellement innovante. Le ministre du travail qui avait tweeté sur internet en Octobre est revenu et a fait son mea culpa depuis. Il a compris peut-être qu’il avait parlé un peu vite, à l’emporte-pièce. Le taux d'attrition ( de turn-over des salariés sur un an) est de 4%, soit moins que dans une activité de Customer Service. Les salariés perçoivent chez TP un salaire moyen trois fois supérieur au salaire minimal.

Chez Teleperformance à Bogota ©Edouard Jacquinet

BH : Le cours boursier de Teleperformance ne reflète pas votre “enthousiasme” pourtant. Teleperformance est l’une des actions du CAC 40 qui a le plus baissé depuis le début de l'année ?

MJ : Je ne suis pas trader mais je sais et ai constaté que la finance est un secteur où on peut être très "moutonnier, suiviste. On dit et entend par exemple que ChatGPT va annihiler ou remplacer toutes les activités confiées au BPO. Je crois que c’est une erreur grossière. Et mon enthousiasme n’est pas une forme d’emballement : ce que j’ai vu et entendu en Colombie, dans ces activités, vous ne pouvez pas en prendre conscience sur Bloomberg ou derrière un écran Reuters. Il faut aller sur le terrain. Si je dirigeais un fonds ESG, je m’intéresserais par exemple au taux d’attrition des modérateurs et tenterais d’avoir les vrais chiffres, chez leur concurrents.  

BH : Vous dirigez un magazine professionnel dédié à ce secteur, aux nouvelles technologies du marketing, votre point de vue est peut-être biaisé ? On va dire que vous soignez un annonceur.. ? 

MJ : J’ai créé un magazine voici 23 ans  notamment parce que j’en avais assez de lire,  sur un domaine que je connaissais, des articles écrits de façon paresseuse, selon moi,  par trop de journalistes qui les rédigent depuis leur bureau, après quelques échanges sur WhatsApp désormais. Muni de quelques images d'Epinal qui les satisfont. Le réel vous contredit souvent, si vous allez modestement à sa rencontre. En vingt-trois ans, je n’ai jamais rencontré un seul journaliste* de télévision ou des grands journaux français -dits sérieux- parti visiter un call-center, ayant pris le temps de discuter avec un télévendeur, un planificateur de centre d’appels avant de pondre leur article. Ils pensent qu'ils savent ou disent qu'ils n'ont pas le temps, que le déplacement va coûter de l'argent. Parfois, ils ont travaillé sur une plateforme téléphonique, voici vingt ans, lors d'une mission d'intérim.. Que le secteur ait considérablement évolué, ils s'en fichent. Or, mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde, écrivait Camus. *Si je suis plus précis, je me rappelle un seul journaliste, parti visiter un centre d'appels à Amiens, il y a très longtemps: Laurent Richard, qui a fondé ensuite Forbidden Stories. On avait échangé dans le TER qui nous emmenait en Picardie. Je me rappelle sa curiosité.

Pour ce qui est de Teleperformance, j'ai avec cette entreprise des rapports anciens, parfois rudes, qui ont permis de construire une forme de respect. Nous avons pu visiter les centres Auto Norte, Connecta Campus, sans personne pour nous contrôler, discuter sans cadre avec les salariés de notre choix. Et personne n’a demandé à relire nos papiers. 

BH: En gros, il faut aller sur le terrain et encore plus quand on parle de nouvelles technologies et de leurs vertus, possibilités?

MJ: Oui, et questionner. Cette semaine, j’ai demandé par exemple, chez IBM, à adresser un e-mail à leur présidente française, Béatrice Kosowski. On n’a même pas le droit de se faire communiquer.. son adresse e-mail. Ça fait sourire et donne une bonne idée de la transparence de nombreux PDG et entreprises, de leur capacité à produire surtout du story-telling.  A propos d’IBM toujours, deux anciens cadres de l'entreprise sont à la tête d’activités significatives de Teleperformance en Colombie. Ils m’ont raconté, pendant qu’on partageait un plateau repas, qu’ils avaient le sentiment d’avoir plus innové… chez Teleperformance, en deux ans, dans les nouvelles activités qu'ils pilotent, qu’en vingt-deux ans chez Big Blue (IBM) ! 

Cette semaine toujours, j'ai tenté d'en savoir un peu plus sur ce que propose Sia Partners, une société de conseil bien connue qui propose SiaGPT et a acheté des pleines pages de publicité dans les Echos depuis deux semaines et y évoque “l'IA générative à portée de main”. Je ne suis pas parvenu à parler à une personne ou au directeur de l'activité chez eux, malgré de nombreux mails et appels. Le standard de l'entreprise ne répond à aucun appel, ça doit être le progrès: bien vouloir laisser ses coordonnées pour qu'on vous recontacte. Or le sujet de ChatGPT, de l'IA, des robots, génère quantités d'interrogations, de peurs, ce qui crée une forme de marché.  

Or, je crois, comme Rilke dans Lettres à un jeune poète (en très mal résumé*), que tous les dragons qui nous font peur sont souvent en nous, que nous les générons, fabriquons souvent. Et je n'ai jamais vu une période comme celle que nous traversons, où les peurs et la confusion, parfois entretenue, le grand n'importe quoi semblent devenus la norme, notamment dans le management des entreprises et les mythes technologiques. Le moindre paysan sur son tracteur, un simple vendeur de churros dans une fête foraine ont souvent plus de bon sens et d'honnêteté intellectuelle que la majorité des vendeurs de tech, d'IA, de CRM, de plateforme CDP, me semble-t-il.

BH: Quel est votre objectif, avec ce magazine et les évènements, forums que vous organisez ?

MJ: Je dirige et possède un magazine professionnel, indépendant, que ni Xavier Niel, Matthieu Pigasse ou Rodolphe Saadé, quelques-uns de ceux qui investissent dans les médias, n'auront jamais envie d'acheter: il est trop modeste, on y parle des dirty jobs, des continents où ils sont exercés, telle l'Afrique, de l'importance du service, de l'expérience client. Tout ça n'intéressait personne en 2000 et guère plus de gens aujourd'hui, du moins la façon dont on le fait. Mais il y a désormais des champions mondiaux français dans ces domaines, et la France va vivre de plus en plus du tourisme. Et l'hospitalité donc,  les nouvelles technologies, leur utilisation raisonnée, sont des sujets passionnants, tout comme la régulation du web. Les activités de modération, de KYC etc sont en train de mettre sur ce secteur un coup de projecteur instructif. Au Kenya, des jugements importants sont attendus, concernant des ex-salariés d'un prestataire de Meta, Sama. 

A mon échelle, je suis donc heureux de pratiquer un métier qui aide à raconter le réel, à nous faire changer de regard parfois? Les modérateurs employés par Teleperformance voient et filtrent des contenus considérés comme complexes, 40h par semaine ( nb: la durée légale de travail en Colombie est de 48h). Ils sont accompagnés par des psychologues, font de la peinture, m'ont raconté leur parcours, la joie de pratiquer un métier qu'ils pensent utile, alors que je les filmais. Ce sont des faits. Pas des posts sur Linkedin, pas des livres blancs ni des publicités pleine page dans la presse :). Et pourtant, un Ministre en Colombie a raconté n'importe quoi, évoqué une enquête qui serait déclenchée, n'a jamais eu lieu, sans que son gros mensonge ne lui crée aucun souci. C'est grave et étonnant.  

Au niveau mondial, la division Trust and Safety de Teleperformance salarie 21749 collaborateurs dont 18415 modérateurs de contenus. Collabore avec 32 clients et dans 43 langues différentes. 

*Tous les dragons de notre vie ne sont peut être que des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux". R.M Rilke.

Le reportage complet issu de ces visites sera publié en Septembre 2023. 

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