Reality de Tina Satter : de l’importance du script et de sa bonne interprétation
Reality raconte en temps réel l’arrestation de Reality Winner - un nom qui ne s’invente pas - traductrice chez Pluribus, un sous traitant de la NSA, qui s’est rêvée en lanceuse d’alerte à la Snowden dans l’Amérique polarisée à l’extrême des années Trump. Le document confidentiel qu’elle avait transmis à The Intercept, un magazine en ligne, lui a valu une condamnation à cinq ans de prison.
En France, selon un récent rapport du Sénat, plus de 25% des écoutes et interceptions judiciaires sont réalisées hors PNIJ, la fameuse plate-forme d'interceptions judiciaires que doit bientôt superviser complètement l'ANTENJ.
Les spécialistes du QM en continu (Quality Monitoring) de l'écoute des conversations à des fins d'amélioration de la qualité, ou de la sécurité y trouveront de nombreux liens instructifs avec leur métier, tout comme les personnes qui doivent, dans l'exercice quotidien de leur fonction, créer de la proximité pour révéler, vendre, faire avouer. Un film sans meurtres, bourré de suspense bien qu'il ne s'y passe quasiment rien. Qu'est-ce qui est vrai, faux, comment appréhender ce qui est dit, ce qu'on entend, ce qu'on nous donne à voir ?
Film conceptuel, puisqu’il s’appuie sur un script qui est la retranscription à la lettre des échanges qui se sont tenus entre Reality Winner et les agents du FBI venus procéder à son arrestation Reality présente donc le paradoxe d’être l’adaptation d’une pièce de théâtre dont pas un mot n’est original, inventé. Toute fabrication ne consiste ici donc qu’en l’interprétation de ce texte et sa mise en scène. A une époque où tous nos faits et gestes tendent à être enregistrés, analysés, archivés, parfois à notre insu, le mérite du film de Tina Satter est d’abord de mettre en relief la bizarrerie de procédures qui veulent se présenter comme anodines, mais ne le sont en aucune manière.
Ainsi Reality se présente-t-il avant tout comme un document sur la manière dont des agents du FBI procèdent : leur manière de cuisiner un suspect et de lui arracher des aveux, suspect qui présente de prime abord un aspect inoffensif au spectateur, mais qui se révèle rapidement être expert en armes à feux. Le spectateur a par exemple la surprise, à la différence de la protagoniste principale qui ne semble pas s’en formaliser, de ne pas entendre l’avertissement Miranda (« vous avez le droit de rester silencieux, etc. »), cet avertissement que l’on a entendu mille fois lors des arrestations dans les films américains. Au cours de cette conversation baignée de malaise, semées de banalités sur des sujets comme les chiens ou la musculation, s’exprime un savoir-faire rôdé où la spontanéité n’a en principe pas lieu d’être.
Qu’est-ce qui est humain, qu’est-ce qui est machinal, robotique dans ces échanges ? Voilà la question explorée par le film avec un beau sens de l’étrange, comme une variation autour du test de Turing. On connaît, dans le monde des centres de contacts, l’importance du script, élaboré minutieusement, de la façon dont il est performé, du difficile équilibre entre le machinal et l’humain qu’il vise (l’auteur de ces lignes a un cousin qui fut mis à la porte de Teleperformance, dans ses jeunes années étudiantes, à cause de libertés prises avec le script jugé trop mécanique et de ce qu’il s’en était ouvert au donneur d’ordres). Toutes choses sur lesquelles doit statuer en dernière instance l’analyse des conversations, aidée par ces outils toujours plus perfectionnés que sont le speech-to-text, les IA. D’une certaine manière, Reality rappelle la nécessité d’une interprétation, que l’on qualifiera humaine, du script, surtout quand celui-ci se présente comme de la mécanique plaquée sur de l’humain.
L'histoire dont est tiré le film: le 3 juin 2017, Reality Winner, une jeune américaine de 25 ans, est interrogée à son domicile, en Georgie, aux USA, par deux agents du FBI. Elle sera plus tard accusée d'avoir transmis à un média en ligne, The Intercept, un document considéré comme confidentiel, un acte répréhensible selon l'espionage Act.
Plus tôt dans sa carrière, au sein de l'US Air Force, Reality Winner a été en charge d'écouter et de retranscrire des conversations interceptées par son employeur, dans le cadre d'opérations anti-terrorisme. Elle a été ensuite embauchée par Pluribus International Corporation, prestataire pour le compte de la NSA, pour des fonctions non précisées.
Les techniques de psychologie sociale utilisées dans l'interrogatoire du FBI.
Is this a room est la pièce à succès, jouée à Broadway, que Tina Satter a tirée de l'histoire et exclusivement fondée sur la transcription de l'interrogatoire mené par les deux agents du FBI ce 3 juin 2017. Les techniques psychologiques utilisées par les agents du FBI pour créer une forme de proximité avec la personne interrogée sont passionnantes, modernes. “ Les agents du FBI cherchent à instaurer un climat de confiance et de coopération, en se raccrochant aux sujets d'intérêt de la jeune femme, ses animaux de compagnie, le sport qu'elle pratique, les courses qu'elle vient de faire. Ces échanges, somme toutes banals, sont régis par les normes de la société dans laquelle on évolue: si quelqu'un s'intéresse à vous, la norme de réciprocité veut que vous fassiez aussi quelque chose en retour, à savoir ici parler”. La jeune femme, aux prises avec ses émotions, est rongée par une forme de conflit intérieur. Pour les agents du FBI, "tout l'enjeu consiste à la faire basculer petit à petit du côté le plus propice pour eux". Ceci passe par la diminution du sentiment de culpabilité et de responsabilité individuelle pour inciter Reality à se confier. Le film fait ainsi écho à la célèbre étude sur les limites de l'obéissance, coordonnée par le psychologue américain Stanley Milgram, au début des années 1960.
“Le film est construit sur un sacré suspense de dévoilement, les faits sont dévoilés graduellement, chacun des personnages déroulant sa partition, un procédé narratif très efficace pour tenir les spectateurs en haleine” Yann Calvet, maitre de conférences en études cinématographiques au laboratoire LASLAR.
*Extraits des échanges tenus lors de la soirée organisée au Café des images, Ciné Science, le jeudi 30 novembre, avec des spécialistes de l'université de Caen Normandie, dont Virginie Bagneux, maitre de conférences en psychologie sociale au Laboratoire de psychologie de Caen Normandie.
Pour aller plus loin:
Pluribus International Corporation a été vendue en 2019 à Metis Solutions, une autre société américaine du même secteur d'activités.
En France, la PNIJ est la plateforme d'interceptions judiciaires qui a été confiée à Thalès, dans des conditions étonnantes en 2014, contestées notamment par Elektron et Foretec. Plus de 100 millions de communications sont interceptées par an, 10 000 lignes seraient écoutées en permanence. Le contrat avec Thalès ne devrait pas être renouvelé en 2024, une partie des activités étant supervisées désormais par l'ANTENJ, l'agence nationale des techniques d'enquête numériques judiciaires, dirigée par Jean-Julien Xavier Rolai, magistrat.
Un récent rapport d'une commission d'enquête du Sénat a été rendu en novembre, très instructif.
L'expérience spectateur vécue lors de la séance, par les deux chroniqueurs.
Vu au MK2 Odéon (côté Saint-Michel), anciennement nommé MK2 Hautefeuille. On déplorera cette manière d’appeler d’un même nom deux cinémas physiquement séparés de quelques centaines de mètres. Voici qui peut entretenir une confusion qui n’a pas lieu d’être. Ceci une variation du reproche que l’on pouvait faire au MK2 quai de Loire et quai de Seine, qui se font face, séparés par le Canal de L’Ourcq, et dont il est si facile d’intervertir dans sa mémoire les noms ( Benoit Hocquet)
Le film a été visionné également à l'Astrée, cinéma d'art et d'essai de Chambéry (Manuel Jacquinet). Salle en plein centre-ville dont la programmation et le confort sont remarquables. Le billet continue d'y être vendu par un personnel d'accueil. Chez Pathé, au contraire, à Montparnasse, le personnel aide à utiliser les distributeurs automatiques de billet, dans une entrée de salles qui ressemble à un hall de gare, impersonnel, vaste. On y paye 4 euros de plus qu'un ticket normal pour bénéficier d'un fauteuil plus grand qui peut se transformer en quasi lit. Etrange, mais apprécié par des clients. Dans le hall, on voit bien les pop-corns.
Benoit Hocquet et Manuel Jacquinet.
NB: Dans chaque numéro d'En-Contact, un journaliste évoque un film qu'il a vu et apprécié ainsi que l'expérience spectateurs qu'il a vécue.