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« On leur ordonnait d’être créatif » L’ex-cadre RH d’Orange témoigne

Publié le 22 mai 2023 à 14:29 par Magazine En-Contact
« On leur ordonnait d’être créatif » L’ex-cadre RH d’Orange témoigne

« Le bonjour des télé-opérateurs était préenregistré et on leur a même ordonné parfois d’être créatif ». Ex-cadre RH (Ressources Humaines chez Orange), Thierry Beinstingel est devenu écrivain et l’un des rares à s’être intéressé aux plateformes téléphoniques, aux call-center, comme aux pratiques RH qui ont perduré dans certaines organisations. Récemment sorti au cinémale film L’homme debout, avec Jacques Gamblin, est adapté de l’un de ses livres. Rencontre avec un homme à l’accent de l’Est, à la voie enjouée, heureux du film qu’en a tiré la réalisatrice Florence Vignon et qui sait mêler dans ses livres, nombreux, une description fidèle de la vie au travail, parfois empreinte de douceur et la.. “bienveillance des process”, la novlangue souvent répandue. La mutation des effectifs au sein du réseau des boutiques Orange, scindé entre la Générale de Téléphone et Agence Distribution, en cours, est un nouveau laboratoire instructif. 

Jacques Gamblin dans “L'Homme Debout” (de Florence Vignon, 2023)

Thierry Beinstingel est en retraite depuis 2017, après avoir bénéficié d’un plan de départ anticipé d’Orange : « Orange, dans sa grande mansuétude, vous fait partir plus tôt, mais non, j’ai travaillé pendant cinq ans à 60% de mon salaire, à temps plein pendant trois ans et les deux autres années qui restaient, j’ai été dispensé d’activité, donc, en fait, je l’ai payé finalement ». Celui qui publie près d’un livre par an depuis vingt ans ne chôme pas, a soutenu une thèse sur les représentations du travail dans la littérature et il vient de publier en 2022 un dernier livre, Dernier Travail, qui revient sur la vague de suicides qui a secoué France Telecom. Retour aux mots sauvages abordait déjà le sujet près de vingt ans plus tôt. Beinstingel était encore RH chez France Telecom, « Je me suis investi, on avait besoin de reconstruction, de remettre de la confiance. La période qui a suivi a été assez exaltante quand on travaille dans les ressources humaines, même si je me suis toujours demandé si je n’ai pas été dupe de certaines orientations. Le roman a été écrit à l’époque du premier procès, et je voulais revenir sur cet épisode à la lueur du second procès. »

Pourquoi avoir choisi de décrire l’univers des centres d’appels dans Retour aux mots sauvages 

TB : D’abord car c’était un métier relativement nouveau quand j’ai commencé à l’écrire. Vers 2005-2006, j’ai vu des plateaux de télé-opérateurs se développer chez Orange, où je travaillais. J’ai discuté avec beaucoup de télé-opérateurs car j’étais dans les ressources humaines. J’ai vu ce métier se professionnaliser, s’informatiser : au départ, on avait recours à des scripts marqués sur un bout de papier, et je me suis rendu compte que c’était bien de tout faire sur ordinateur et qu’en même temps, il y avait par exemple beaucoup moins de latitude pour questionner les clients ainsi qu’une obligation de résultats beaucoup plus facile à contrôler puisque tout était enregistré. Et il y a eu des dérives dont les télé-opérateurs me faisaient part : le bonjour du télé-opérateur était enregistré une fois pour toutes et proposé pendant le temps d’attente. Ils ne disaient donc pas bonjour à leurs propres clients, ce qui les gênait terriblement. Du point de vue de l’automatisation, je me suis rendu compte qu’il y avait donc des conséquences positives mais également d’autres, plus sournoises: ils considéraient le travail comme une sorte de travail à la chaîne. On ne serrait plus les boulons mais c’est la voix qui enchaînait les opérations, sans forcément y penser. C’est pour ça que j’ai commencé à écrire sur le sujet. Puis est survenue la période des suicides chez France Telecom, lors de laquelle pas mal de téléopérateurs sont passés à l’acte. Je me suis posé la question de savoir ce qui avait vraiment déraillé. Ce dont je parle est caractéristique de France Telecom, ça ne veut pas dire que d’autres sociétés ont traversé de telles affres. 

Thierry Beinstingel © Richard Dumas

Est-ce lié à cette mutation subite des métiers ? 

TB : Une mutation des métiers, et des métiers techniques était en cours mais de moindre importance ; l’évolution des techniques a généré une demande moindre de techniciens, ce technicien qui est généralement un taiseux, habitué à faire les choses dans son coin. Du jour au lendemain on lui a demandé de parler avec les clients alors qu’il n’y était pas préparé. J’ai connu un technicien qui était un spécialiste des télécoms par satellite, l'un des premiers. Quand le système a périclité, il a fallu le recaser, alors on lui a proposé un poste de télé-opérateur. C'était quelqu'un qui avait une formation pointue, capable d'intervenir dans n'importe quel pays du monde, traitant directement avec ses interlocuteurs locaux, avec une grosse responsabilité et autonomie, parlant plusieurs langues, doté d'une compétence technique et relationnelle très importante. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé à répondre à des clients sur une chaise de télé-opérateur et à demander la permission pour aller aux toilettes. Il l’a évidemment très mal vécu. Il avait bâti sa vie à Troyes, où était installé un grand centre de téléphonie par satellite et il ne s’imaginait pas recommencer à zéro ailleurs. Ces métiers ont de suite été dévalorisés, avec l’histoire spécifique de France Telecom liée aux demoiselles du téléphone. Ces opératrices supervisées par des surveillantes faisant office de gardes-chiourmes. Les gens ont eu l’impression de revenir à cette époque-là, et les plateaux de taille conséquente n’ont pas aidé.

Des meilleures pratiques ont-elles alors été mises en place ? 

TB : Il a fallu attendre le choc des suicides pour que l'entreprise commence à réagir. France Telecom, comme toutes boîtes, était très versée dans les statistiques. Tout était mis en place de façon à ce que les télé-opérateurs aient le moins d’autonomie possible. Une petite séance de coaching de temps en temps, on culpabilisait les opérateurs en leur demandant de dire ce qu’ils pensaient de leur appel, de ce qu’ils faisaient bien ou pas, des pratiques qui n’étaient pas valorisantes. Elle a commencé alors à proposer des choses plus ou moins “appétissantes”, avec des challenges qui frisaient l’école maternelle, qui permettaient de gagner la boule à accrocher au sapin de Noël ou de quoi accrocher la boule, toutes choses qui n’étaient pas encore bien inscrites dans les mœurs à cette époque où il y avait encore pas mal de fonctionnaires. Et quand il a été question de leur redonner un peu d’autonomie, je me souviens d’un directeur qui disait, et je n’ai pas pu m’empêcher de rire : je leur ordonne d’être créatif, comme si on pouvait ordonner à quelqu’un qui a un casque sur les oreilles sept heures par jour d’être créatif !

Vous étiez en première ligne en tant que RH, aviez-vous des moyens d’infléchir le cours des choses ? 

TB : Très peu, mais on voyait les dégâts que ça produisait. Quelques mois avant les suicides, nous intervenions dans des réunions d’équipe, et je me souviens d’un responsable donnant un certain nombre d’informations concernant les produits. En face, aucune réaction, tout le monde prenait des notes, la mine sombre, avalant l’information sans réagir. Je me souviens d’avoir dit à ma collègue, « Il y a quelque chose qui ne va pas, ça ne peut pas continuer comme ça ». Et évidemment, la suite nous a donné raison. L’organisation était très verticale, à force de déménagements, le tissu syndical s’était désagrégé. Il y avait très peu d’écoute. 

Peut-on imaginer Sisyphe heureux alors ? 

TB : Ce que je  dis ne concerne qu'Orange. J’ai eu des expériences avec des télé-opérateurs ailleurs dans le domaine du voyage, qui disposent d'une plus grande latitude. Les suicides chez Orange dénotent une relation historiquement très affective entre les salariés et l’entreprise, l’esprit PTT, qui avait traversé les générations. Quand on demandait : « Vous travaillez où ? », on répondait, et moi le premier, « J’appartiens à France Telecom ». On pourrait presque dire qu’il s’est agi de suicides par amour ou par désamour. C’est ce qui m’a décidé à écrire sur le travail sous forme de roman. Les dirigeants de l’époque n’ont absolument pas fait leur mea culpa et j’ai trouvé ce second procès absolument pathétique, même si l’entreprise, pour la première fois, a été reconnue coupable de harcèlement moral institutionnalisé. Ce qu’on peut regretter, c’est la légèreté des peines proposées et mises en vigueur. Orange n’en a pas fini avec les restructurations d’ailleurs, notamment dans les boutiques. Et c’est encore des postes de plateaux d’appels qu’on propose en pareil cas, comme point de chute potentiel. J’espère au moins qu’Orange saura intéresser les nouveaux venus.

Mentir au travail, Ken Loach, la DRH des 2 Savoies, trois remarques.

Manuel Jacquinet, éditeur du magazine En-Contact, a formé dès 1997 des salariés de France Telecom qui étaient destinés à ces nouveaux métiers et plus tard, au sein de cette société de conseil et de formation qu'il avait créée, plus de 13000 agents de call-center : "Les récits sur cet univers et ces mutations sont rarement fondés sur des cas concrets ou écrits par des personnes qui les ont vécus: je me rappelle un ouvrage qui a été primé ( Prix Le Monde de la Recherche Universitaire) écrit par Duarle Roto et dont le titre était Mentir au Travail. Les deux chercheurs y relataient la pratique du mensonge dans le monde professionnel et avaient choisi comme terrain d'étude… les centres d'appels. D'une part, ils ne s'étaient intéressés qu'à deux centres d'appels et en réalité des sociétés de sondages et instituts d'étude, ce qui était très limité et d'autre part, le livre projetait une représentation bien candide du monde professionnel : le mensonge, la présentation tronquée sont partout, un ciment: au coeur des levées de fonds chez les VC, des pratiques RH, des objectifs financiers que vous donnez à votre board qui demande 15% d'Ebitda et chaque année plus, ou de tous les articles en ce moment sur les impacts de ChatGPT. Personne n'en sait que couic, de ce qui va survenir ! Mais dire et écrire ceci ne génère pas d'attention, d'audience. 

La 2ème chose, c'est la méthode et la sincérité: en 1997, j'ai travaillé pour le compte des DRH des deux Savoies de France Telecom: on avait conçu et animait des stages de sensibilisation aux nouveaux métiers proposés dans l'entreprise et destinés à des techniciens que des tests très sérieux avaient permis d'identifier comme possédant des habiletés relationnelles. En clair et résumé, ils disposaient d'un bon profil pour apprendre le métier. Au terme des trois jours, plus de 80% des stagiaires nous disaient: tout ça, c'est bien, mais ce que je veux moi c'est monter des lignes ou des poteaux ou réparer des 4L ( les univers dont ils étaient issus). J'avais pris une grosse claque sur notre appétence à tous, à chacun, à sortir du cadre parfois “confortable”, rassurant qu'on a connu. Votre enfant, à la rentrée scolaire, n'apprécie pas de ne pas retrouver tous ses copains dans sa nouvelle classe. Alors, je crois que le pire des mensonges, c'est parfois de ne dire pas la vérité et ensuite, la phrase qui succède à ceci et n'est pas toujours prononcée:  ton métier va progressivement disparaitre.. mais je vais, on va te former. Par exemple. Et de le faire, pour de vrai ! 

Les deux dernières remarques sont encore plus inspirées de ce que j'ai vu et entendu: j'ai vu des dizaines de call-center où les gens sont heureux, bien considérés, évoluent. Même s'ils n'y font pas leur vie. La paresse intellectuelle qui consiste à en faire la représentation unique de la souffrance au travail arrange bien des gens. J'ai vendu des sandwiches dans les trains de nuit ou de bidasses lorsque j'étais étudiant, à la CIWLT, la Compagnie des Wagons Lits. On ne travaillait que la nuit souvent, avec des chariots lourds qui versaient parfois et on s'embrouillait un jour sur deux avec des soldats avinés, de retour de leur garnison ou de la base. On n'est pas morts, je ne suis pas mort. J'ai appris que les métiers d'exécutants sont souvent plus durs que ceux qu'on pratique dans les bureaux :). Et j'ai essayé de m'en souvenir lorsque j'ai dirigé des salariés ensuite. Je crois que les livres et les films, comme ceux de Thierry Beinstingel, ceux de Ken Loach et bien d'autres sont des miroirs qui nous sont proposés, utiles, comme des petits cailloux. La séance du mercredi vaut parfois tous les Powerpoint de la terre et elle coute parfois moins cher que le recours à un consultant. Si quelques cadres mais également plus de consommateurs allaient voir Sorry We Missed You ( Ken Loach) ou Ceux qui travaillent (Antoine Russbach), ils réfléchiraient à deux fois avant de commander sur Deliveroo, Frichti ou une cartouche pour leur imprimante chez Amazon. Le monde du travail, c'est nous tous qui le construisons. Dans une interview qu'il a donnée, Thierry Beinstingel se demandait ce qu'il avait fait lui, à son poste, lorsqu'il a été spectateur de cette mutation chez Orange. J'avais trouvé ça lucide et honnête"  

Propos recueillis par Benoit Hocquet. L'entretien a été mené en Septembre 2022. 

 

 

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