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I had a call-center in Antananarivo. Miala Rajoelina.

Publié le 15 octobre 2025 à 11:00 par Magazine En-Contact
I had a call-center in Antananarivo. Miala Rajoelina.

Anne Jouan-Laratte, décédée l'an passé, doit sourire de l'endroit où elle est : la pionnière de la filière centres d'appels et saisie de documents à Madagascar (Vivetic) aurait compris, très probablement, la révolte récente qui vient de mener à l'exil et à la destitution du président Rajoelina. 

Andry Rajoelina, le président de la République malgache, a été destitué et exiltré grâce à un avion français, vers Dubaï. Les militaires ont pris le pouvoir et mis en place le CNDT, le Conseil de défense nationale et de transition. La filière BPO et call-centers francophones représente environ 25 000 emplois sur place, largement constituée de jeunes collaborateurs de la Gen Z. Cette dernière a joué un rôle important dans les mouvements récents. Cité par Le Monde, Elliot Randriamandrato, porte-parole de Gen Z Madagascar, est, comme d'autres acteurs malgaches, irrité par la position française : « Les deux discours [celui des présidents Rajoelina et Macron] (..) ne laissent ouvert qu’un espace, celui du conflit, et ce n’est pas ce que nous voulons. Nous souhaitons entamer une consultation avec toutes les parties présentes dans le pays pour mettre en place un nouvel équilibre constitutionnel »

Les émeutiers malgaches n'ont pas vandalisé ou compromis l'activité des plus importants call-centers à Antananarivo. L'IA va t'elle s'en charger, en silence ?

Amazon, SFR, Meetic, Editis, Canal +, Carrefour Service Client, Loopsider etc..  sous-traitent massivement une partie de leur service client, abonnement, réservation sur la grande île, Madagascar. Ou leur service de data labelling, d'annotation. De nombreuses IA sont entrainées en effet par des agents humains avant d'être opérationnelles. Ces derniers ont été moins impactés ou pillés que les magasins, à la suite des mouvements sociaux déclenchés par la Gen Z malgache. Quand on vend des contrats pour des fournisseurs d'énergie, on désire, un jour, soi aussi, avoir du courant et de l'eau courante à la maison.  

Les plus grands acteurs du BPO et des call-centers sont installés depuis 20 ans à Madagascar et font vivre plus de 25 000 agents et leurs familles, peut-être plus*: TP, Konecta, Concentrix etc ont pris la suite de Vivetic, ADM Value, Outsourcia, Nosycom, les pionniers sur place. 

Mais la Gen Z Madagascar a récemment pris le Président de la République pour cible, en organisant des manifestations sous l’intitulé Miala Rajoelina : « dégage Rajoelina » : la cherté de l'énergie, de l'eau ou les pénuries dans ce domaine ainsi que la corruption sont les griefs principaux des manifestants, que le gouvernement a irrités en interdisant les manifestations. Celles-ci se poursuivent et plus de 22 décès auraient été déjà enregistrés. 

Les grands centres d’appels qui travaillent notamment pour Meetic, Editis, Carrefour ou des acteurs du e-commerce ont été parfois la cible de manifestants ; selon nos informations, les installations de deux prestataires auraient été vandalisées, principalement à cause de leur localisation, celles d'Eufonie et d'OceanCall. La concertation entre les grands acteurs du BPO a permis à ce stade d’éviter le pire mais des redimensionnements de production ont du être mis en place ou du télétravail chez certains.

“Grâce à la mise en place de badges, nos employés, comme ceux des autres call-centers, peuvent passer les barrages des forces de l'ordre, le matin. Et nous avons obtenu les autorisations nécessaires pour pour rentrer plus tard que l'échéance du couvre-feu, de 20h à 4 heures du matin, heure malgache” précise Pierre-Luc Neveu, PDG de Médiphone, actuellement sur site. 

L'entrée du plateau Amazon, chez Concentrix. Crédit : Edouard Jacquinet. 

Au regard de la taille du marché du BPO dans l’Ile, le risque a été maitrisé mais a ravivé la nécessaire prise en compte du risque pays et politique d’une filière presque d’importance vitale. Il fait écho en sus à des manifestations qui se sont multipliées au Népal, au Maroc, menées là également par les jeunes générations marocaines et sous le nom de GenZ 212. La colère a explosé à la suite notamment de décès de femmes enceintes. Accéder aux soins au Maroc dépendrait largement de sa capacité financière, selon diverses sources qui y vivent et travaillent. 

De SFR à Editis, en passant par Doctolib ou Paris Match, Mada !
Depuis quelques semaines, Paris Match souffre d'un service portage défaillant dans mon quartier. J'ai donc appelé, pour la quatrième fois en un mois, le service client de la filiale de Lagardère, rachetée par une entité du groupe LVMH. C'est une téléconseillère salariée d'un très grand acteur du BPO qui m'a répondu. Agréable et suivant le script, elle m'a indiqué qu'elle allait lancer une enquête.. Sans nouvelle de l'issue de celle-ci, j'ai appelé à la rescousse le bot de l'éditeur. Dans les deux cas, c'est à Mada qu'on a dit qu'on allait s'occuper de ma demande. 

 Un très grand nombre d'éditeurs ou de fournisseurs d'énergie, de e-marchands, ont une partie de leurs équipes de service client francophones installées dans deux ou trois agglomérations de Madagascar, via des centres internes ou gérés par des prestataires spécialisés, ce qu’on appelle le BPO. 

Bien qu’elle ait démarré plus tard que le Maghreb, la grande île est devenue un hub très important : bien qu’aucune statistique précise n’existe, les estimations de notre magazine évaluent à plus de 23500 salariés le nombre de collaborateurs qui travaillent dans des grands centres de service client. Sur les cinq premiers prestataires mondiaux, quatre sont installés sur place: TP, Concentrix, Foundever, Konecta. Intelcia, filiale d'Altice, y possède également un très grand site. Armatis, un acteur de mid-market qui n’y était pas présent, y fait construire un hub industriel, qu'on annonce magnifique. 

Ocean Call, un acteur de mid market, y fait travailler de son côté plus de 450 personnes pour gérer les prises de rendez-vous de médecins, d’avocats, de permanence téléphonique. De nombreuses PME de permanence téléphonique lui sous-traitent une partie de leurs appels. Nosycom, un de ses concurrents en matière de télésecrétariat, y est également présent. 

A Tana Waterfront, l'un des centres d'Ocean Call, situé au dessus d'un centre commercial qui a été vandalisé, a brûlé. 

« Rajoelina dégage »
France Info a résumé ainsi le détail de ces émeutes et leur chronologie : 
« L'île de l'océan Indien, qui demeure l'un des pays les plus pauvres du monde, a régulièrement connu des émeutes populaires contre les pouvoirs en place depuis son indépendance en 1960. Elles ont notamment abouti en 2009 au départ de l'ex-président Marc Ravalomanana. Depuis jeudi derniers des milliers de protestataires, sollicités via les réseaux sociaux à travers un mouvement baptisé "Gen Z" ont décidé de manifester, leurs revendications dépassant désormais le ras-le-bol contre les coupures incessantes d'eau et d'électricité.

Andry Rajoelina

Les manifestants, partis de l'université d'Antananarivo, ont scandé des chants appelant à la démission du président Andry Rajoelina.

"Rajoelina, dégage"
Ancien maire d'Antananarivo, Andry Rajoelina, 51 ans, s'était installé une première fois au pouvoir de 2009 2013 à la faveur d'un coup d'État faisant suite à un soulèvement populaire. Il s'est ensuite fait réélire en 2018 puis en 2023 lors d'un scrutin contesté. Le président a tenté de calmer le jeu en limogeant son ministre de l'Énergie vendredi et s'est personnellement déplacé dimanche dans un quartier populaire d'Antananarivo, à son retour de l'assemblée générale de l'ONU à New York, pour promettre aux habitants de "tout corriger, pour être encore plus proche" des Malgaches »

Sans modération, salaires décents 
L’activité de call-center n’est pas la seule pratiquée dans des grands hubs de BPO à Madagascar. Des services de modération, de détourage de photos ou créations de fiches produit y sont pratiqués depuis le début des années 2000. Vivetic, Adm Value ou Outsourcia y ont été des pionniers. L'entrainement des IA est devenu également une activité intensive. 

Elles sont principalement possédées par des entreprises françaises, avec quelques exceptions : Telesourcia, dirigée par Haingo Rasolofonga et Reza Amilary, est l'un des rares acteurs au capital malgache dans le secteur. 

« Les agents des grands call-centers à Mada sont plutôt mieux payés et jouissent de conditions de travail qualitatives, ce qui doit expliquer pourquoi les manifestants n’ont pas voulu les cibler. Mais nous avons cependant choisi de les mettre en télétravail ou à mi-temps » indique le directeur de production du prestataire français OceanCall. 

Nosycom, une filiale de l'entreprise mancelle de permanence téléphonique Mediphone. Saisie et permanence téléphonique. 

Dans cinq ans, les centres d'appels à Madagascar auront disparu

Bien que les émeutes semblent avoir épargné à ce stade les entreprises de BPO, quelques entrepreneurs ou salariés locaux s'inquiètent d'un danger plus sournois et irrésistible, celui-ci : la baisse d'activité, le remplacement que provoquent déjà l'IA et les agents conversationnels. Sur l'un des forums très lus et suivis sur Facebook, 24H Mada, voilà ce qu'on pouvait lire, il y a quelques semaines, signé de Haja Rajaonar:

D’ici cinq ans, les centres d’appels auront disparu — et Madagascar n’est pas prêt. Ce sera une disparition silencieuse, méthodique, algorithmique, inévitable. On continue pourtant de se féliciter des centres d’appels. On les présente comme un modèle efficace : pas de pollution, pas d’usine, pas d’extraction. Juste des voix humaines, bien formées, francophones, qui gèrent à distance les frustrations du consommateur occidental. Mais ce client n’attend plus. Il parle à une IA. Il clique avant même d’appeler. Et quand il parle, c’est à un chatbot. Pas à Lova, pas à Tojo, pas à une opératrice de Tana. À un modèle entraîné pour traiter sa demande, sans erreur, sans pause, sans salaire.

Les grandes entreprises ont tranché. Ce n’est pas un débat idéologique. C’est une équation de coût. Pourquoi continuer à sous-traiter à un pays lointain, quand une API peut faire le même travail pour un centième du prix, avec plus de régularité, sans formation, sans turnover ? Le travail ne part pas ailleurs : il se dématérialise. Il monte dans le nuage (..)

Car tout est déjà écrit. D’abord, la stagnation des contrats. Ensuite, les premières suspensions. Puis la fermeture progressive des plateaux. Les jeunes se retrouveront dehors, avec un Bac+3 en communication téléphonique, dans un monde qui ne téléphone plus.

Un call-center SFR à Madagascar

Mais tout n’est pas perdu. Il existe une alternative. Elle exige de cesser de penser en sous-traitants et de se penser en bâtisseurs. Former massivement aux compétences numériques. Miser sur l’IA, non pas comme menace, mais comme outil. Créer des agences locales de modération, de data labeling, de prompt engineering. Produire du code. Concevoir des produits. Exporter de l’intelligence, pas seulement de la voix. Les entrepreneurs malgaches ont ici un choix décisif à faire : rester dans un secteur qui meurt ou se positionner dans celui qui naît. La croissance ne viendra plus du volume, mais de la valeur. Et cette valeur ne viendra plus du nombre de télé-opérateurs, mais de la capacité à comprendre, intégrer et proposer des solutions numériques (..)

Source : 24H Mada. 

Le pays, comme bien d'autres ou son voisin, l'ile Maurice, a surfé sur la vague de l'offshore. Il est condamné à une révolution. 

Chez Concentrix, TP, Accenture, ces géants du BPO et de la modération, chez des acteurs de taille plus minime mais très installés (comme Outsourcia, Tessi) on doit tout à la fois continuer de répondre, en français, anglais, allemand, aux demandes des clients et grands donneurs d'ordre des télécom, des médias, du e-commerce, de l'énergie. Et ne pas rater le coche de l'IA agentique. Ce sont ces mêmes clients auxquels ces mêmes prestataires proposent désormais des agents IA. Une posture complexe, paradoxale, qui trouve à Mada son point de critallisation. 

Pour sauver sa peau, il doit mourir, singeaient Les Inconnus dans un de leurs sketchs mythiques, Jésus 2. On y est.  

Manuel Jacquinet. 

*Il est probable que le chiffre atteigne 35 000 salariés, aucune étude sérieuse n'ayant été actualisée depuis trois ans. Comme nous l'avons écrit, même les travaux de certains chercheurs souffrent d'avoir été réalisés sur des échantillons statistiques plutôt réduits. Le prétexte de données anonymisées permettant bien des extrapolations.

 

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