«Putain. Ces gars sont en train de tout dévaliser. Ça touche tout le monde»

On a lu et savouré Les Caméléons, l’enquête sur l’arnaque aux faux conseillers bancaires. L'ouvrage est déjà en rupture de stock sur Amazon, une semaine seulement après sa sortie. Et c'est normal car c'est un véritable page turner, bien écrit, très documenté. Une enquête glaçante également car elle dévoile une partie peu connue et montrée des coulisses du monde bancaire, des opérateurs téléphoniques, du KYC. La justice -et ses représentants- par contre, y apparait motivée et incarnée, simplement dépassée dès la ligne de départ, en raison de ses moyens limités au regard de l'ampleur de la fraude ; et des précautions qu'elle doit prendre, elle, pour taper fort et efficacement.
Ci-après, pour vous convaincre de vous engager dans la lecture des 250 pages, découvrez quelques extraits du livre de Thibaut Martinez-Delcayrou, publié chez Flammarion. Et posez-vous, peut-être, selon qui vous êtes et votre métier, trois questions. Celles qui me sont venues à l'esprit au terme d'une expérience de lecture mémorable. Qui, quand, combien ?
Qui .. pour incarner Marine Fontange ?
Marine Fontange est une jeune et tenace juge d’instruction. Après avoir passé six ans au pôle financier, elle est saisie, un soir, du dossier DSK. Car Dominique Strauss-Kahn, comme bien d’autres français, a été concerné par une arnaque au faux conseiller bancaire, lui également. Client d'American Express, l'ex-ministre se fait soulager de 8950 euros. Mais il sera remboursé par sa banque, contrairement à bien d'autres victimes. Toutes les banques sont concernées, dont la Caisse d'Epargne, celle de l'auteur, lui aussi victime, un soir de match, d'un sacré bon “télévendeur”.

Dans ma poche, mon téléphone vibre. C’est la Caisse d’Epargne. Monsieur Martinez-Delcayrou. Je déteste ma banque (..) Combien de fois ai-je perdu les nerfs, l’après-midi, lorsque le répondeur de ma banquière m’indiquait qu’il faudrait rappeler un matin pour avoir le privilège de lui parler directement. Comprenez, vous avez le droit d’avoir une urgence, mais seulement entre 9 heures et midi.
Cette fois, c’est différent. L’appel vient de beaucoup plus haut.
Désolé de vous déranger, Dominique Bertrand, du service des fraudes de la Caisse d’Epargne (..) C’est bien vous qui êtes à l’origine du virement des sommes de 1400 et de 850 euros, émis il y a quelques minutes depuis votre compte ?
Quand ? Plus d'un million de victimes en France. Plus d'un milliard de butin.
Quand serez vous concerné ? Les Caméléons est un thriller haletant sur une arnaque moderne gigantesque : plus d’un million de français ont été concernés pour un butin qui dépasserait le milliard d’euros. Chaque jour, chacun des commissariats parisiens enregistre de une à dix plaintes. Et 2025 s'annonce pire encore.
L’auteur du livre a consacré plus d’un an à enquêter au cœur de la PJ, des cabinets d'avocats, et a rencontré des juges d’instruction, Oscar, le policier de BFMP, ou bien encore le député Christophe Naegelen, lors de la mise en place du MAN, le mécanisme d'authentification des numéros, qui devait permettre d'agir contre la fraude. Devait.. Fondé sur la technologie STIR/SHAKEN, le MAN était censé porter un coup fatal à ces fraudes, au spoofing. “Ce ne sera pas le cas. Les arnaqueurs ont compris que, pour tromper les Français, il leur suffisait d'utiliser un opérateur téléphonique étranger. Les escrocs me disent qu'ils se servent des opérateurs suivants : Plivo et Flowroute ”
Haletante, parfaitement documentée, l'enquête transporte le lecteur dans les arcanes des call-centers dédiés au KYC, de la justice et de la police, dont on découvre l'efficacité et la rapidité, bien que ses moyens apparaissent disproportionnés en comparaison de l'agilité des bandits. L'une des caractéristiques du livre est que le jeune journaliste qui l'a écrite, ex-collaborateur de Canal +, n'est pas un adepte des circonvolutions. Il nomme les choses, les protagonistes et parvient :
-à faire partager aussi la compassion que suscitent certaines victimes, telle Lou. L'histoire de cette dernière, étudiante dont le compte sera siphonné, et que son père traite de pauvre conne, atteste de l'utilité sociale de l'ouvrage.
-à nous faire sourire également. Comme lorsqu'on découvre les propos de Rayan, l'un des membres de la bande, lors de son procès. Rayan futur télévendeur, commercial sédentaire ?
-Qu'envisagez-vous pour votre reconversion ?
-Je sais utiliser ma parole pour vendre quelque chose. En face, les avocats des parties civiles pouffent de rire. Sans savoir que le pire, dans cette arnaque, est à venir.
Quand il explique ce qu'est le KYC (Know Your Customer), il s'appuie sur un sachant, Fily Kanté. Quand il explique comment l'argent est recyclé, c'est à une balade de shopping parisienne que le lecteur est convié, au Bon Marché, chez Louis Vuitton, Hermès.
Chanel, Cartier, Burberry, cartes cadeaux aux Galeries Lafayette, huit sacs Jacquemus pour 5400 euros, la liste des emplettes quotidiennes des escrocs et de leurs comparses donne à voir comment sont consommées les sommes volées, et quel type de recel s'organise. Morgane s'est spécialisée dans l'achat de cartes cadeaux aux Galeries Lafayette. N'importe quelle identité bidon suffit pour en obtenir une et brouiller les pistes sur l'origine de l'achat.
Tout commence en 2020, dans un appartement parisien où huit copains d’enfance obtiennent et achètent des millions de données bancaires et parviennent à vider les comptes de leurs victimes en un simple coup de fil. Le KYC des banques, sous-traité souvent à Madagascar, parce que c’est moins cher, est lacunaire, qu’il soit opéré chez Concentrix ou IDnow.

Extraits
Page 31. Emmanuel B, Porte d’Orléans.
Emmanuel B. est né à la fin de l'année 1999. Antillais d'origine, métis, tresses à la Travis Scott. Il vit avec son petit frère chez sa mère dans un modeste appartement du 14° arrondissement. Pas celui des bars de Gaîté, ni de la partie qui firte avec Montparnasse. Non. L'autre. Celui de la porte d'Orléans; un quartier dans le quartier, que les gamins d'ici appellent « le cul de Paris». Les derniers mètres intra-muros avant le périphérique.
Il vit dans un duplex que sa mère paye chaque mois rubis sur l'ongle avec son salaire d'aide-soignante. Il y a deux chambres à l'étage : celle de sa mère et la sienne, qu'il partage avec son frère. Une armoire pour deux. Un lit superposé. Des chaussures en vrac, des cahiers et une console de jeux. Au rez-de-chaussée, il y a la cuisine et des draps, des draps partout, pliés dans tous les recoins sous des vêtements froissés que sa mère repassera quand elle aura le temps, peut-être entre 5 heures et 6 heures du matin, avant de partir au travail.
Page 49-50. A la BNP, chez N26, le KYC lacunaire ou externalisé, à Madagascar.
Des données européennes traitées à Madagascar
Fily Kanté a quitté Paris il y a quelques mois pour s'installer au soleil. Nous marchons quelques mètres et nous nous installons à la première table sans voisins. Fily est l'une des références françaises en matière de vérification de documents et d'usurpation d'identité.
Il a monté sa boîte, ID Protect. Avant de se lancer en indépendant, il est passé par la BNP en 2019. « Ils m'ont embauché quand ils voulaient renforcer leur sécurité quelques mois après avoir été condamnés pour insuffisances dans la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. »

Fily n'a travaillé que trois mois à la BNP pour voir, pour comprendre son processus de vérification. « C'était à Nanterre, sur un plateau de trois cents personnes. » Il voyait passer des documents à longueur de journée et devait vérifier leur authenticité à l'aide d'outils et de son téléphone pour passer des appels aux personnes concernées. « C'est le métier le plus nul du monde. J'ai détesté. Les personnes qui m'entouraient n'étaient pas forcément qualifiées dans ce domaine. En plus, elles étaient quasiment toutes en situation précaire. »
Payées au Smic, ou à peine plus. Mais dans la légalité.
Cette année-là, la BNP voit naître des concurrents un peu partout : les néobanques sont en pleine croissance. Elles séduisent tout le continent grâce à la flexibilité de la loi européenne : pour venir chercher des clients dans un pays, une néobanque n'a pas besoin de s'y installer. Revolut, par exemple, a obtenu son agrément bancaire en Lituanie en 2019. En 2024, elle a fêté ses quatre millions de clients en France. « Quand elles se lancent, les néo-banques ont des investisseurs à qui elles doivent montrer qu'elles ouvrent de plus en plus de comptes. Il faut qu'une ouverture de compte soit rapide. Alors, ce qu'elles font, c'est qu'elles confient leur vérification d'identité à des prestataires externes. »
Les leaders du milieu s'appellent Onfido, IDnow et Concentrix. « Les prestataires jouent sur ça avec les néo-banques. Ils leur disent : confiez-nous cette tâche à faible valeur ajoutée et rébarbative, on s'en occupe. » Mais où ? Certainement pas en France, où la main-d'œuvre est trop chère.
IDnow a ouvert des centres en Roumanie. Concentrix à Madagascar (…)
Page 97-98. Comment ouvrir des faux comptes, des comptes rebond, sur Boursorama ou Fortuneo ?
Il lui dit qu'elle aussi pourrait faire de l'argent très simplement, en ouvrant un compte sur Boursorama ou Fortuneo. Rien de plus. Elle toucherait un pourcentage qui multiplierait par cinq ou six son smic de boulangère. Kenza refuse, lui demande de promettre qu'il va se retirer de tout ça et qu'il ne verra plus ces types. Mais c'est trop tard.
Bavon est piqué à la dopamine. Il a un rôle, beaucoup d'argent et des potes. C'est comme ça qu'il se retrouve à débarquer en tee-shirt Snoopy, au Rochester. Bavon a une bonne nouvelle. Aujourd'hui, il arrive avec neuf comptes Boursorama, ouverts par deux jeunes, qui devaient en être à leur coup d'essai. Ils ne toucheront que 100 euros chacun.
Ulysse et Rayan l'entendent mais sont concentrés sur autre chose. Pour multiplier leurs gains, ils achètent des paires de chaussures Balenciaga. « Pour les vendre, il faut les acheter par dix, dit Rayan. Attends pour rafaler. » Ils visent un modèle rare, les Track 2 à 700 euros la paire.
Ils revendront tout ça à un certain Bilal qui tient un petit magasin dont la popularité a explosé pendant l'été, après avoir reçu la visite de Ninho et Gradur, deux rappeurs français très connus (..)
Page 144-145. Arnaud Delomel, Sylvie Noachovitch, quand les avocats sont tenaces.
Depuis un passage dans Envoyé spécial sur France 2 en février 2024, l'avocat Arnaud Delomel reçoit chaque jour entre cing et dix nouveaux dossiers de victimes de faux conseillers bancaires. Il me raconte, en janvier 2025 : « On aurait pu croire que cet arrêté de la Cour de cassation allait changer les choses. Mais les banques savent que la majorité des victimes n'engagera pas de poursuites judiciaires cod-teuses. Donc, elles leur disent encore qu'elles ne les rembourseront pas. »
Les banques ont même été confortées par... la Cour de cassation, le 15 janvier 2025. Avant cette date, certains clients arrivaient à se faire rembourser en disant que leur banque avait manqué de vigilance en autorisant un transfert d'argent qu'elle aurait dû considérer comme douteux. Par exemple, en janvier 2023, la BRED a été condamnée à rembourser 50 % des pertes à des clients victimes de phishing parce qu'elle avait manqué à son devoir de surveillance en validant un transfert d'argent. Mais le 15 janvier 2025, la Cour de cassation a publié un arrêt disant que, si la banque pouvait prouver une négligence grave du client, elle pouvait refuser le remboursement.
En trois mois, la Cour de cassation a soufflé le chaud et le froid.
Entre le refus des banques de les rembourser et la complexité des démarches juridiques, les victimes se retrouvent découragées à porter seules le poids de leur perte, sans véritable recours (..)
Un film, une série, quand ?
Véritable page turner, le livre de Thibaut Martinez-Delcayrou sur les arnaques aux faux conseillers bancaires se lit d'une traite. Sans aucun doute, il inspirera une série ou un film. Alors, Netflix ou Canal +, qui a réalisé l'an passé un sacré score avec Air Cocaine ?

Combien ?
Si j'étais patron des acquisitions de droits, chez France TV ou Mediawan (Chi-Fou-Mi productions), j'annulerais mes éventuels RDV de la journée. Je prendrais le chemin de la première librairie connue et proche de chez moi. Et, après avoir achevé la lecture des 250 pages, je passerais un coup de fil, et pas en numéro masqué. Chez Flammarion. Pour poser une seule question : combien ?
En fait, non, je le ferais dès après avoir atteint la page 81. Les 80 premières m'auraient suffi. De retour des hôtels de luxe parisiens où ils ont installé leur boiler room, la bande d'Emmanuel B passe chez eux dans la journée, pour rassurer leurs mères.
Et ils se volatilisent ensuite pour aller salir les draps du Warwick, du Park Lane, du Rochester (..) Maintenant, il faut les taper, songent Fred et Alex, les enquêteurs.
L'ouvrage est sorti le 14 mai. Il est disponible sur Fnac.com, où il n'est pas en rupture de stock. 21 euros.
boiler room : dans l'argot des call-centers, l'endroit où les télévendeurs travaillent et passent des coups de fil toute la journée. Lire ici.
Manuel Jacquinet.
