L’étonnant appel d’offre de la Société d’Exploitation de la Tour Eiffel
La SETE consulte actuellement des éditeurs et spécialistes de la relation client externalisée (BPO) afin de choisir celui qui l’aidera dans cette tâche ( gestion du service client multilingue) et lui suggèrera peut-être des pistes d’amélioration de ses parcours clients. Une étude approfondie du cahier des charges de consultation est riche d’enseignements et d’étonnements, selon un expert* qui l’a analysé. Peut-on demander un engagement sur la qualité de service et la personnalisation des réponses, sans prévoir les moyens adéquats, sans donner une visibilité précise sur les flux à gérer ?
« Le désir de maitrise budgétaire des donneurs d’ordre est mis à rude épreuve par la multitude de facteurs alimentant tant l’inflation ressentie que celle, bien réelle, qui affecte l’ensemble des entreprises. C’est d’autant plus vrai quand votre secteur a été laminé par le COVID. Il est alors tentant de reporter ses « soucis » budgétaires sur son prestataire de relation client. Est-ce la bonne solution ? Je vous propose, à l’occasion de la diffusion d’un appel d’offre public de la Société d’Exploitation de la Tour Eiffel actuellement en cours (date limite de réponse le 23 janvier 2023) d’analyser ses finesses et ses lacunes. Chacun pourra s’en inspirer ou au contraire trouver des solutions alternatives en fonction de ses convictions propres pour éditer sa prochaine RFQ, Request For Quotation, comme on appelle ceci. De par mon parcours professionnel, j’ai eu l’opportunité en de nombreuses occasions de répondre, de les rédiger ou même d’accompagner des marques dans ce subtil exercice de l’appel d’offre : l’exercice est difficile !
L’indexation des prix. Sur quel paramètre la fonder ?
Rappelons en propos liminaire, que la masse salariale correspondant au travail des agents de service client pèse pour plus de 75% environ dans le coût global de revient d’une prestation de BPO. C’est donc un enjeu clef pour l’équilibre économique de leurs contrats. Se pose alors la question du choix de l’indice retenu pour l’indexation des prix. Durant des années, le rattachement, très baroque, à la convention collective du Syntec a engagé les acteurs à retenir ce fameux indice Syntec dans leur contrat avec leurs donneurs d’ordre. Le choix d’un indice pousse deux problématiques complémentaires. D’une part sa représentativité vis-à-vis de la masse salariale réelle du BPO : l’indice Syntec qui reflète les salaires au sein des cabinets de conseil et dans l''informatique se retrouve vite en décalage avec les populations salariées, très majoritairement non-cadres, dans les centres de relation client. D’autre part, la rapidité de la disponibilité de l’indice constitue aussi un élément clef si celui-ci n’est connu que plusieurs mois plus tard. Le choix de la SETE est assez symptomatique du choix de l’extrême puisque cette société a retenu l’indice ICHT-TS (indice du coût horaire du travail révisé – Tous salariés), peu représentatif, alors que des sous-catégories devaient sans doute être plus proches de la réalité. Cet indice a de plus la particularité d’être calculé avec un an de retard (au 20 décembre 2022, seuls les chiffres de décembre 2021 sont connus) alors que ceux d’août 2022 sont déjà publiés par le SYNTEC. Ce choix a deux conséquences. D’une part, l’évolution du coût réel n’est pas prise en compte mais de plus, elle le sera avec retard. En l’occurrence, à vouloir être trop malin, le retard de publication fait que la SETE va subir les augmentations de 2022 en 2023. L’histoire de l’arroseur arrosé peut-être ?
La revalorisation du tarif de prestation. Quand, pourquoi ?
Le deuxième critère concerne la période de revalorisation des prix. A partir des années 1995, l’inflation est restée dans notre pays très contenue, à seulement 1,4% en moyenne sur la période. Choisir d’indexer son contrat annuellement avait alors tout son sens. Les 20 ans entre 1975 et 1995 et leur 10% annuels d'inflation étaient bien oubliés. Avec le retour de l’inflation, pour une prévision 2022 entre 5,5% et 6%, ce modèle ne fonctionne plus. Les BPO sont astreints par la loi à la revalorisation de salaires de leurs salariés dès la publication du nouveau montant du SMIC. Attendre de 6 à 9 mois est donc intenable sauf à partir et fixer un prix de départ qui intègre ces hypothèses. A ces deux conditions, et à contre-courant de la réalité économique, la SETE a choisi d’exclure les évolutions qu’elle considère soient trop faibles -puisque qu’inférieures à 1,5% -soient de les modérer en ne prenant plus en compte que la moitié de celle-ci au-delà de 4%. Elle prévoit même, cerise sur le gâteau, une baisse annuelle du prix de 1.5% du tarif de prestation accepté pour son prestataire. Cette proposition laisse très songeur (article 6.3 de l’appel d’offres). Cette baisse de tarif est justifiée comme suit : le donneur d’ordre prend un risque en choisissant un éventuel nouveau prestataire ! Toutes les sociétés rêvent effectivement d’une visibilité élargie sur leur chiffre d’affaires et d’une maitrise totale des coûts. Pourtant, vouloir renier la réalité est juste une politique de l’autruche dont l’entreprise sort rarement gagnante.
Cet appel d’offre présente donc, de mon point de vue, des faiblesses rédhibitoires.
La première évidente est que parier sur une solution gagnant-perdant conduit bien plus souvent au perdant-perdant. C’est une particularité très française de penser que l’intérêt de son partenaire n’a aucune valeur dans le succès du partenariat. Si vous n’êtes pas prêts à accepter les conditions que vous imposez à votre prestataire pour vous-même, pensez-vous réellement qu’elles soient bonnes ? La seconde est que cette proposition arrive à contre-temps. Cela ressemble fort aux entreprises qui, à l’été 2022, ont soudainement voulu souscrire un prix du gaz fixe à bon prix avec des contrats qu’elles méprisaient seulement quelques mois plus tôt. Le retour de l’inflation est là, vivre dans le déni n’est d’aucun recours.
La troisième enfin est qu’elle méconnait la réalité du marché français en matière de service client. Les prix y sont déjà plus bas que dans d’autres zones européennes et la concentration du marché est réelle. L’exigence de n’autoriser de réponse que celles émanant d’acteurs BPO disposant au moins 3 centres d’appels et avec des prestations multilingues réduit à une grosse poignée le nombre de répondants potentiels. Nous sommes passés d’un marché de l’offre des BPO à celui de la demande des donneurs d’ordre. Proposer un modèle économique décorrélé de la réalité revient à s’exposer à une proposition tarifaire trop élevée ou à voir son appel d’offre infructueux. Pour toutes ces raisons, la plupart des nouveaux contrats entre spécialistes de la relation client externalisée et donneurs d’ordre s’appuie désormais sur le SMIC en incluant des clauses de revalorisation y compris en cours d’année.
La marque Tour Eiffel est prestigieuse, mais avec 200 appels à prendre par jour, qui va rêver de les traiter en 3 langues en y perdant de l’argent ?
Le quatrième élément est de se focaliser sur l’aspect achat en oubliant le corps même du besoin : dimensionner un centre de relation client. C’est d’autant plus surprenant que la SETE a la chance d’avoir dans ses équipes une véritable référence de la relation et de l’expérience client, en la personne de Florence DESERT (Directrice exploitation et de l’expérience visiteurs à la SETE). C’est elle qui a, avec d’autres spécialistes de la compagnie, contribué à revisiter l’expérience client chez Air France – multi-récompensée sous son impulsion - et connait toutes les gammes du pilotage d’un prestataire (BPO). Elle n’a pas visiblement pas été consultée… Imaginerait-on un traiteur qui accepterait d’organiser un mariage sans connaitre le nombre d’invités ni même le budget par personne ? Evidemment, non ! C’est pourtant ce que propose la SETE en communiquant sur des DMT (durée moyenne de traitement) variant de 75% et ne s’engageant à aucun moment sur les volumes qui seront transmis. Aucun minimum de facturation, aucune limite de volume : pourtant le prestataire devra, lui, répondre à 90% des demandes sous astreinte d’une pénalité pouvant atteindre 5% de sa facturation. Le dernier élément enfin est d’oublier de se donner du temps. Alors que les propositions sont attendues pour le 23 janvier, que les soutenances se tiendront le 30 et 31 janvier, la bascule chez le nouveau BPO devra se faire dès le mois de mars et au maximum au 15 avril. Tout est en place avec certitude pour un recrutement et une formation au rabais : l’urgence est rarement la voie du succès.
Au final trois possibilités s’offrent alors à nos acteurs du BPO : passer leur chemin, jouer à la roulette russe et prier, ou enfin proposer une solution totalement sécurisée économiquement.. du coup perdante pour la SETE. Nous saurons en 2023 qui aura choisi de relever ce drôle de défi. »
*L'expert qui a décrypté cet appel d'offres: Thibault Constans est consultant spécialisé dans les secteurs de la relation et de l’expérience client. Son parcours étoffé chez des opérateurs télécom, des spécialistes du BPO ou du field marketing lui ont permis d’être identifié et reconnu comme l’un des rares cabinets de conseil référencés dans le Bottin du service et de l’expérience client.
La réponse de la SETE, la société qui exploite la Tour Eiffel et dans laquelle la Mairie de Paris est actionnaire à 99% et représentée par Jean-François Martin, conseiller de Paris ? Consultée, la SETE devrait nous apporter des réponses. Il ne semblait pas possible, au moment où nous les avons sollicités, de dialoguer avec le ou la responsable du service. Le prestataire en place sur ces lots, Comearth, n'a pas non plus pu nous partager ses retours, pourtant essentiels: la prestation, qui est déjà assurée depuis plus de trois ans, devrait par exemple permettre de disposer d'une historiques des flux de contacts et de la durée moyenne de traitement. Pourquoi ne pas les mentionner alors dans la consultation ?
Photo de une : La tour Eiffel - crédit © Jean-Pierre Dalbéra