"Chaque file d'attente est une opportunité d'affaires"
Plus connu sous son surnom de Dr Queue, Richard Charles Larson est un expert incontesté de l’un des sujets clés de l’expérience client : l’attente, et son corollaire, la file d’attente. Bardé de ses diplômes d’« Operations research », le chercheur a compris que cette question ne se réduit pas au seules équations mathématiques et physiques : c’est également, et peut-être même surtout, une question de psychologie.
Vous êtes professeur en systèmes d’ingénierie : comment et pourquoi en êtes-vous venu à développer des théories sur les files d’attente ?
Il faut savoir que la recherche opérationnelle (« Operations research ») est née juste avant la deuxième guerre mondiale, dans le cadre de l’effort de guerre, au Royaume-Uni. L’objectif en réunissant des disciplines comme la physique, les mathématiques, et d’autres méthodes analytiques, était de trouver des solutions concrètes à des problèmes du monde réel comme la recherche des sous-marins ennemis, ou le meilleur emplacement des stations radar afin d’éviter au mieux les bombardements. Mais les études sur les files d’attente sont plus anciennes. A Copenhague, en 1915, Agner Krarup Erlang a développé la première équation, qui porte désormais son nom, afin de déterminer le dimensionnement optimal d’un central téléphonique, pour éviter les investissements excessifs. Dès les années 1910, sur la base de la physique et des mathématiques, on calculait déjà des dizaines de variables comme le temps moyen d’attente etc. La grosse différence est venue quand la psychologie a été introduite. Moi-même, je n’ai pas fait attention à cette dimension jusqu’à il y a environ vingt-cinq ans. Je me suis penché sur les problématiques de files d’attente alors que je faisais une étude pour la police de Boston et l’organisation complexe des séquences de files d’attente à son centre d’appels. J’ai aussi fait un projet de recherche sur les grippes pandémiques, essayant de développer un modèle qui permettrait de déterminer le risque que chaque personne court de se faire contaminer. Aujourd’hui je suis codirecteur du centre de recherche opérationnelle du MIT, le plus grand au monde avec 70 doctorants, et le plus ancien.
Quelles sont les autres universités avec des centres de recherche spécialisés en recherche opérationnelle et théorie de la file d’attente ?
On trouve de bons centres à Stanford, Columbia, Cornell, Attica, Georgetech, à l’université de Pennsylvanie, celle du Maryland, celle de Carnegie Mellon Pittsburg. C’est différent en Europe, où il y a toujours des facultés de mathématiques, de physique et de psychologie séparées.
Pourquoi faut-il introduire la psychologie dans ces recherches et quel est l’enjeu de ces travaux ?
L’enjeu est simple : diminuer la file d’attente, dans des centres d’appels, devant des caisses, quand on achète un billet pour un spectacle, c’est du chiffre d’affaire en plus et de l’enchantement client. Mais il y a des attentes incompressibles. Il faut alors travailler sur la perception de l’attente ou ce qu’on peut faire ou proposer pendant ce temps d’attente, le wait marketing c’est cela.
Certaines entreprises ou certains secteurs, réalisent que leur chiffre d’affaires dépend directement de cette question. Les compagnies aériennes, par exemple : elles emploient depuis des années quantité de doctorants pour travailler sur des problématiques très concrètes qui représentent un coût, comme les sièges vacants : une tempête de neige, une averse de grêle, et tout l’équilibre est remis en question. Les parcs Disney sont aussi très au fait de ces questions. Mais les commerces de détail, le retail ? Ils n’en ont aucune idée. Je suis effaré de constater tout ce qu’ils… ne font pas en la matière.
Il y a une exception : Apple. Je lui donnerais un 18/20. Ok, j’ai toujours utilisé leurs produits, je le confesse, je ne suis peut-être pas très objectif… Mais regardez leurs magasins, vous en avez aussi à Paris : il n’y a pas de lignes de caisse. Ils envoient les factures et ticket par e-mail. Et ils génèrent sans doute le plus important ratio de chiffre d’affaires par m² de surface commerciale dans le monde.
On est loin de très grandes entreprises qui imaginent que le temps de travail effectif des employés doit s’approcher autant que possible de 100%. C’est une hérésie ! Ils devraient au contraire prévoir du temps disponible lorsqu’il y a un problème, un client qui prend plus de temps que les autres, un problème de caisse, etc. Sans ce temps tampon, un seul incident cause une réaction en chaîne parfois catastrophique.
Où en sont les opérateurs télécom et les centres d’appels ?
Leur situation est particulière. Aux Etats-Unis, ATT avait jusqu’à la fin des années 1970 un monopole fédéral, et disposait des laboratoires Bell, qui ont développé plus de brevets en matière de files d’attente que n’importe quelle autre entreprise. Et quand le marché a été ouvert à la concurrence, ils ont tout arrêté. Les centres d’appels ? Les numéros en 0 800 ? Mais ils n’ont aucune idée des files d’attente. Leur objectif, c’est de vous faire interagir avec un programme informatique à tout prix. Un jour j’ai demandé à mes étudiants, en classe, combien avaient eu une expérience d’attente si insupportable, qu’ils ont juré ne plus jamais faire de transaction avec l’entreprise qui la leur a fait subir, de toute leur vie. Plus de la moitié ont levé la main.
Dans un article sur Time, vous proposez une stratégie pour réduire le temps d’attente lors des contrôles de sécurité dans les aéroports. Avez-vous d’autres exemples à nous donner de situations où le temps d’attente pourrait être intelligemment amélioré ?
Il y a deux jours, je suis allé dans un supermarché, d’une chaîne nationale. Je me suis souvenu de leur approche de ces sujets il n’y a pas si longtemps : ils ne comprenaient rien à la psychologie de l’attente. Il y avait six caisses, et seulement deux occupées à la fois. Des quinzaines de personnes faisaient la queue, certains se mettaient à faire la queue devant une caisse sans caissière dans l’espoir fou que cela susciterait une ouverture. Maintenant, ils n’ont plus besoin d’attendre qu’une troisième ou une quatrième caisse s’ouvre : tous les collaborateurs du supermarché mettent la main à la pâte pour collaborer les uns avec les autres. La direction a mis en place ce qu’on appelle la « gestion des files d’attente en accordéon », une pratique développée à l’origine à la Poste américaine, où pour améliorer le service, on a formé les agents à pouvoir à la fois servir au guichet et trier le courrier. Au-delà de l’efficacité directe, il y a la dimension psychologique qui consiste à montrer au client qu’on s’occupe de lui.
Est-ce que le retour sur investissement de telles politiques peut être précisément mesuré ? Avez-vous des exemples ?
Evidemment, cela dépend des spécificités de la tâche. US Postal, un client, a payé mon cabinet un million de dollars pour un travail qui leur a rapporté, m’ont-ils dit, deux milliards.
Est-ce qu’il y a un moment où le wait marketing n’est plus suffisant, et où il faut diminuer absolument le temps d’attente ?
C’est difficile à dire. Mais ça peut aller loin. Les parcs Disney sont excellents à ce jeu-là. Des familles de quatre personnes attendent patiemment près de quatre heures pour une attraction où ils passeront quatre minutes, parce que l’amusement commence dans la file d’attente. Vous savez, quand au restaurant, on vous offre un verre de vin le temps qu’on vienne prendre votre commande, il ne fait pas autre chose : il rend votre attente agréable en optimisant son taux d’occupation. Chaque file d’attente est une opportunité d’affaires : depuis très longtemps, l’endroit d’un supermarché où le prix du placement de produit est le plus élevé, c’est devant les caisses.
A Dakar ou à Caracas, les embouteillages prennent des proportions gigantesques : il y a alors des dizaines de commerçants qui viennent vous vendre des fleurs, des boissons, tout et n’importe quoi, à la fenêtre de votre véhicule.
Les entreprises américaines ont acquis de l’avance dans ce domaine : songent-elles à commercialiser leur expertise des files d’attente ?
Cela ne me surprendrait pas qu’ils aient commencé. Quand je regarde les magasins Microsoft, je me demande s’ils ne sont pas passés par là tellement ceux-ci ressemblent aux magasins Apple. Mais bon, ce sont leurs concurrents, ils les ont sans doute plus simplement copiés. Je me demande aussi si Disney ne vend pas ce genre de services. Vous savez, Walt Disney lui-même avait une conscience très aigüe de ces questions liées à l’attente. Lors de la construction du premier Disneyland en Californie, un de ses cadres lui a suggéré de mettre des trottoirs autour des pelouses pour concentrer les flux de visiteurs et éviter de détériorer l’herbe. Disney lui a répondu : « ne vous inquiétez pas, d’abord on met la pelouse, et dans quelque temps, on regardera où elle a été le plus piétinée, et c’est là qu’on mettra les trottoirs ».
Photo de Une - © Edouard Jacquinet
Cet article a été publié dans le journal “l'Opinion” n°894 du vendredi 2 et samedi 3 décembre 2016
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