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Le libraire qui a dit non à Annie Ernaux et Amazon, Hubert Bouccara

Publié le 29 novembre 2023 à 15:05 par Magazine En-Contact
Le libraire qui a dit non à Annie Ernaux et Amazon, Hubert Bouccara

« Je ne propose pas de livres de collabos antisémites, hystéro-féministes (..) et tout ce qui est en liaison avec la puanteur woke » L’affichette placée en devanture de la librairie La Rose de Java a le mérite d’être explicite. 

Un libraire a sa liberté de conscience, qu’il peut choisir de ne pas monnayer autant qu’il le pourrait. Ainsi, quand Annie Ernaux a obtenu le prix Nobel de littérature, Hubert Boucarra a-t-il fait parler de lui en plaçant une affichette sur la devanture de son établissement, La Rose de Java. « Inutile de perdre votre temps à me demander si j'ai des livres de Annie Ernaux, je ne propose pas de livres de collabos antisémites, hystéro-féministes, indigénistes, racialistes et tout ce qui est en liaison avec la puanteur woke ! ». Plus récemment, il s’est distingué en lançant la pétition en faveur des bouquinistes enjoints de retirer leurs boîtes à livres durant les Jeux Olympiques l’an prochain. Diminué physiquement, Hubert Bouccara demeure combatif contre les travers du temps, et continue à chiner et veiller sur ses livres, en attendant de pouvoir se dédier entièrement à l’écriture et à la peinture, quand son dossier de retraite se sera débloqué. 

Hubert Bouccara dans sa librairie. Crédit: Edouard Jacquinet. 

La pétition contre le retrait des boîtes de bouquinistes durant les Jeux Olympiques 

"J'ai lancé la pétition à leur demande comme ils ne sont pas forcément doués avec la technologie. Elle va bientôt atteindre les 165 000 signatures, ce qui ne plaît pas vraiment à la mairie. Celle-ci m’a appelé l’autre jour pour me dire qu’elle n’y était pour rien. Or, on a mis un texte où on n'incrimine personne, ni la mairie, ni la préfecture et où on évoque simplement la sauvegarde des bouquinistes.

Pionnier de la vente de livres sur internet

J’ai eu un des premiers téléphones mobiles, c’était un bi-bop, un téléphone France Télécom. Tous les jours, il fallait se raccorder à une borne se trouvant à proximité et qu’on repérait sur les gouttières grâce à un symbole aux traits bleus et verts. Ah tiens là, c’est bi-bop. On faisait une manip puis on était connecté. Mais le téléphone, aujourd’hui, c’est quand même une contrainte, alors je l’éteins ou je m’en éloigne. Pour ce qui est de la vente en ligne, c’est complètement aléatoire. Quand j’ai commencé à travailler sur internet en 1996-1997, j’étais encore bouquiniste sur les quais de Seine. Je tombe alors sur un site qui s’appelle livre-rare-book.com, créé par un libraire de Lyon. Il m’a expliqué à l’époque comment ça fonctionnait. A l’époque, on me regardait comme si j’étais un martien. On me disait, mais ça ne marchera jamais ton truc ! Bon, mais sauf que ça a démarré, avec une progression exponentielle fulgurante, pendant les dix premières années. Et puis il y a Amazon qui est quand même vorace, c’est quasiment du 25% qu’ils prennent. J’ai un peu vendu par ce biais, notamment les livres neufs qui m’étaient envoyés par les services de presse. Puis ils ont commencé à avoir un discours comme si j’étais leur employé. Forcément, ça ne pouvait pas me plaire. Donc je les ai envoyé balader. Un jour, il y en a un qui me téléphone et me dit : « Oui, j’ai besoin de connaître vos dates de vacances ». Je dis : « Et puis quoi encore ? Vous êtes qui me pour demander ça ? Je ne suis pas votre employé. Ça commence à me gonfler vos livres, vos histoires. Donc je vais arrêter ma collaboration avec votre truc à la con. Terminé. Rideau. Aujourd’hui je vends par l’intermédiaire de livres-rare-book.com, ça se passe très bien, ils ne prennent pas de comm’, on a un abonnement, on paie son emplacement comme sur un salon [La Rose de Java offre à la vente quelques 20 000 volumes sur le site]. Et puis, il m’arrive d’aider un autre libraire qui a des difficultés avec l’informatique. 

Annie Ernaux, « inlisable » 

J’avais inventé un mot, pas pour elle, mais pour d’autres livres et auteurs, comme les pamphlets de Céline. C’est imbuvable, et pour ce genre de livres, j’ai inventé le mot « inlisable » dont je revendique la paternité. C’est du nombrilisme, pas de la littérature. J’avais dit à la radio que je ne lui reprochais pas sa littérature, qui est insignifiante, mais le fait d’être antisémite. Elle a fait des trucs insensés, participé à des campagnes de boycotts contre des évènements culturels. Pourquoi boycotter ça ? En quel honneur ? [On évoque Albert Paraz, ami et défenseur de Céline, et auteur d’une préface au livre fondateur du négationnisme, Le Mensonge d’Ulysse, dont le roman, L’Adorable Métisse, se trouve en évidence en face de nous]. Paraz, ça ne me dérange pas de le vendre car il était un peu réac mais pas très engagé. Paul Rassinier faisait partie d’un groupuscule d’ultra-gauche, qui s’appelait La Vieille Taupe, les premiers négationnistes en France, qui avait ses quartiers rue d’Ulm dans le cinquième, à côté de Normale Sup et de l’Institut Curie.

Vacances chez Romain Gary 

Il avait une maison à Majorque, où je suis allé avec Kessel. C’était les derniers moments qu’il a passés avec Jean Seberg, qui était quand même une belle gonzesse. Gary a écrit pas mal de ses livres en anglais. C’était quelqu’un de terriblement intelligent, et un très grand ami de Kessel. 

Un livre de Kessel à recommander ? 

Question compliquée car l’œuvre est importante, avec quasiment que du bon, pas un mauvais titre. L’Armée des ombres, Les Cavaliers, Belle de Jour, qui est un livre sur la condition féminine écrit en 1929. Je soupçonne Buñuel, qui en a fait une critique de la bourgeoisie, de ne pas l’avoir lu. La Passante du Sans-Souci, publié en 1936, le premier livre dénonçant les camps de concentrations en Allemagne.

Matzneff ?

[On pointe du doigt un exemplaire de Moins de seize ans, en vitrine, à gauche du bureau]. C’est quelque chose que je n’avais pas envie de vendre parce que c’est quand même glauque. Le titre est clair… Je le mets dans la vitrine car on risque de me le piquer. Mais si on m’en offre 5 ou 600 euros, je le vends tout de suite. J’ai lu le livre, c’est sans intérêt, mais le collection (« L’Idée fixe ») d’une quarantaine de titres m’intéresse, c’est pourquoi je l’ai complétée.

La place prise par les livres 

Souvent je dis que j’habite chez mes livres. J’en ai tellement, je ne sais plus où les mettre. Chez moi, il y a un canapé qui est devenu un canapé bibliothèque, avec de grandes photos de Kessel et le tableau que Chagall m’avait offert. Mais je ne sais pas où les ranger. J’ai un copain qui habite au fin fond du Val d’Oise. Dans la pièce principale de sa maison, il a des casiers en plastiques empilables qui vont du sol au plafond. Il faut passer entre les piles, 80 000 volumes. Lui, c’est pire que tout".

La suite de l'entretien, dans le numéro 130 d'En-Contact, en décembre. 

Propos recueillis par Benoit Hocquet. 

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