La plus grosse terrasse : l’irrésistible ascension de Laurent de Gourcuff et de Benjamin Patou
L'empereur et le roi des nuits parisiennes : Benjamin Patou vs Laurent de Gourcuff, aussi passionnant qu'un derby OL/ ASSE.
La sévère condamnation* qui a été infligée hier à Laurent de Gourcuff, fondateur de Noctis Groupe, devenu Paris Society et à Fabrice Favaretto-Bon, ex-directeur marketing de France Galop (qui lui aurait, selon la justice facilité l'obtention de la concession d'un restaurant à l'Hippodrome de Longchamp) a provoqué un réel émoi dans le petit monde de la restauration parisienne. Elle va redessiner le paysage de la restauration dans des lieux prestigieux. Sur les 15 restaurants parisiens qui réalisent le plus gros chiffre d'affaires à Paris, Paris Society en exploite douze.
Deux ans de prison avec sursis, interdiction de gérer pendant cinq ans, amende de 150 000 euros. Propriété d'Accor, la holding de Paris Society ne peut plus candidater à des appels d'offres publics pour l'exploitation de lieux mémorables pendant cinq ans. La société a été condamnée en sus à une amende de 800 000 euros.
Fabrice Favetto-Bon, désormais directeur général de On Location en France : deux ans de prison avec sursis, trente mille euros d'amende.
Moins sévère, cette condamnation n'est pas anodine : peut-on gérer les fameuses hospitalités de Paris 2024 avec un tel “sparadrap”?
L'empereur et le roi des nuits parisiennes.
Ils ont 46 et 45 ans, ont grandi à Neuilly, sont surnommés alternativement “l’empereur des nuits parisiennes” et le “roi des nuits parisiennes” et s’aventurent rarement hors de leurs terres, que sont une poignée d’arrondissements parisiens, Saint-Barth, Megève, Dubaï. Laurent de Gourcuff et Benjamin Patou se tirent, comme qui dirait, la bourre. Les deux nababs, qui s’étaient associés il y a dix ans au moment de reprendre le Raspoutine, ainsi que le No Comment, ex-club libertin transformé en boîte de nuit, qui a fermé depuis ses portes, se livrent aujourd’hui une lutte acharnée pour installer des restaurants sur les plus belles terrasses de Paris.
Entre autres points communs, ils se sont débrouillés pour esquiver le paiement de leurs loyers pendant l’épidémie. « La crise du Covid ne nous a pas trop affectés. Nos propriétaires sont des institutionnels ou des fonds. » Ils ont « oublié » les loyers en attendant des lendemains meilleur » expliquait ainsi en 2022 Laurent de Gourcuff dans l’article que Paris-Match lui consacre annuellement* (« Laurent de Gourcuff : tout Paris à ses pieds »).
De son côté, Benjamin Patou montait au filet en 2020 dans Challenges pour smasher un article titré « Je refuse de payer mes loyers ». Rien qu’un mauvais souvenir donc, puisque Paris Society (ex-Noctis) affichait un chiffre d’affaires de 225 millions d’euros en 2021 et que Moma Group en visait 140 millions en 2022, des résultats exceptionnels. Benjamin Patou, qui fête cette année les dix ans de Moma Group, entend bien appuyer sur l’accélérateur en ouvrant 40 établissements d’ici 2025, en France et dans le monde, pour atteindre 375 millions de chiffre d’affaires.
Si la pandémie a fait une véritable hécatombe parmi les boîtes de nuit, qui connaissaient par ailleurs des difficultés de longue date, et si l’époque, de l’aveu des deux entrepreneurs, semble être assagie en même temps qu’ils ont pris de l’âge (ce qui correspond plus largement à la financiarisation d’un secteur en quête de respectabilité), la restauration premium ou l’« eatertainment », spécialités des deux compères, se porte bien, problèmes de recrutement mis à part.
La restauration Instagram et l’importance de se faire désirer
Ce n’est pas un secret pour le Paris huppé, ou qui veut en être : obtenir une table à la terrasse de Girafe, couronnant le palais de Châtillon, nécessite d’être particulièrement bien introduit. Ne vous attendez pas à ce qu’on réponde au téléphone. Quant au site, s’il suggère tout d’abord la possibilité d’effectuer une réservation via la plateforme sevenroom, l’on ne tarde pas à se rendre compte que c’est un leurre. En guise de pis-aller, le site nous propose de réserver chez Coco (restaurant du Palais Garnier) ou Perruche (juché sur le toit du Printemps avec une vue à 360 degrés), deux des nombreux établissements opérés par Laurent de Gourcuff.
Les prospects laissés sur le carreau ne manquent pas d’exprimer leur frustration dans les avis Google. L’un d’entre eux explique avoir téléphoné 80 fois en un mois. La preuve, s’il le faut, de l’efficacité d’une stratégie qui consiste à nourrir au maximum la frustration du prospect tout en suscitant le sentiment incomparable de faire partie des happy few chez le client récompensé par une place en terrasse.
La recette est connue, et venue en droite ligne de la sélection à l’entrée opérée par les boîtes de nuit et vaut à la marque nombre de commentaires mécontents, l’accusant de délit de faciès. Et l’importance donnée au cadre, à la décoration comporte quelques contreparties : une nourriture parfois jugée décevante par rapport aux tarifs pratiqués. Tentez sans réservation. Fussiez-vous éconduit, Bambini (qui ne semble pas permettre de réserver le soir) ou Monsieur Bleu, non loin de là, sous pavillon Gourcuff eux aussi, se feront peut-être une joie de vous accueillir. Vous avez peut-être effectué une réservation préalable : vous avez donc constaté que les no shows seront facturés 50€.
Rien de tel au Forest, le restaurant du Musée d’art moderne, opéré par Moma Group, où les places sont nombreuses. Chez Mun et chez Gigi Paris, impossible de réserver en ligne mais les réservations par téléphone semblent fonctionner. Les commentaires Google récents laissent cependant penser que l’on n’est pas à l’abri de certaines déconvenues, même muni d’une réservation : réservation annulée, non prise en compte, quand ce ne sont pas les prestations dans l’assiette ou le service qui sont mises en cause (Gigi Paris représentait 16 millions du chiffre d’affaires de Paris Society en 2021.) Avantage pour l’hiver qui vient de finir, la plupart des terrasses des deux groupes n’étaient pas concernées par l’interdiction de chauffer les terrasses situées dans l’espace public, effective depuis le 31 mars 2022. Parions qu’il s’en trouvera pour se plaindre de la facture d’électricité hivernale.
Qui sont les actionnaires ?
En 2017, le groupe Barrière prenait 49% des parts de Moma Group avant de se désengager début 2022 au profit de Patrick Bruel, Eric Sitruk et Jean-David Sarfati, et alors que Benjamin Patou portait ses parts à 70%. Retrouvera-t-on l’huile d’olive produite par le chanteur français dans les enseignes du groupe ? Patrick Bruel s’était déjà associé à Benjamin Patou quand ce dernier avait ressuscité l’adresse mythique des années folles, Le Boeuf sur le toit (raconté par Maurice Sachs dans un petit livre qu’on recommande) ainsi que dans Andia.
Au capital de Lapérouse et Café Lapérouse, on trouve Antoine Arnault, à celui de Manko, l’ex-bossu de Notre-Dame, Garou, à celui de La Fontaine Gaillon, où officie Marc Veyrat, Guillaume Houzé des Galeries Lafayette. Moma Group s’associe à LVMH pour ouvrir une enseigne à Saint-Tropez, le Cipriani, et à Eleni Group pour Ma Cocotte à Saint-Ouen. La solidité du carnet d’adresse, constitué de longue date dans les beaux quartiers parisiens ou les soirées neuilléennes, voilà la constante dans ces deux ascensions. Gourcuff n’a-t-il pas ressuscité Castel avec des participations de Thierry Costes, Charles Beigbeder ?
Des relations qui peuvent se révéler coûteuses : Gourcuff raconte s’être fait escroquer par un vieil ami en croyant acheter une vidéo de Goldorak et de Candy : la signature d’un faux contrat en japonais lui aurait fait perdre trois millions d’euros. En 2017, AccorHotels s’emparait de 31% du capital de Noctis qui réalisait à l’époque un chiffre d’affaires de 70 millions. Un an après, la société changeait de nom : « Les lieux de nuit sont tombés à 30 % de notre chiffre d’affaires, si bien que ce nom ne colle plus à ce qu’on est ».
Dernièrement, Laurent de Gourcuff, associé avec Jamel Debbouze, ouvrait Dar Mima, décoré par Laura Gonzalez (qui a signé la déco de Lapérouse et d’une ribambelle de lieux parisiens branchés) au sommet de l’Institut du Monde Arabe. Comptez 4 à 6 millions d’euros d’investissements pour chaque nouvelle adresse. Dar Mima fait le plein et affiche une moyenne de 2,8 sur sa fiche GoogleMyBusiness : une moyenne qui reflète des avis très polarisés, entre les déçus, par la cuisine, et les séduits, par le cadre. Les clients sont priés de se conformer à un dress code chic et élégant.
Coco Lyon ouvre à l’été et Paris Society se prépare à ajouter une deuxième adresse à Marseille, le R2, une immense terrasse face à la mer, dans le Parc Borély. A l’instar de son ex-acolyte, il veut ressusciter d’ici l’été une marque mythique : Maxim’s. Et désormais, sur la feuille de route des deux entrepreneurs, l’international occupe une place toute particulière : Louie à Londres, des déclinaisons du Raspoutine à Los Angeles, Marrakech (sous le nom de Babouchka) Dubaï (peut-être prisé des clients russes qui ont afflué dans l’émirat ; remarquons que les avis clients, bons ou mauvais, donnent lieu à des réponses systématiques) et à Miami ou Rome, où elles ont rapidement fermé, preuve que la recette ne fonctionne pas toujours, des adresses qui ne sont pas forcément mentionnées sur son site.
Paris Society vient de se mettre en affaires avec MJS Holding, un opérateur de restaurants saoudien, via une joint-venture, pour ouvrir des restaurants dans le Royaume. De son côté, Benjamin Patou et Moma Group ont investi Doha et s’apprêtent à se lancer au Maroc, en Arabie Saoudite, en Serbe, à Miami, Londres et Athènes, via des franchises ou des joint-ventures, avec entre autres, deux sœurs de Mohammed VI.
Pour aller plus loin, lire le récit des aventures judiciaires du fondateur de Noctis Event, dont l'issue à venir, le 8 Février 2024.
*Les précédents s’intitulaient « Laurent de Gourcuff : l’art de recevoir » (2021), « Laurent de Gourcuff, le roi du rooftop parisien » (2020), « Laurent de Gourcuff : le collectionneur chic des lieux branchés » (2019), « Laurent de Gourcuff, le créateur qui réveille Paris » (2017)