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"La Napolitaine, c’est fini ! Même Big Mamma fait marche arrière"

Publié le 17 mai 2023 à 13:51 par Magazine En-Contact
"La Napolitaine, c’est fini ! Même Big Mamma fait marche arrière"

Pour Thierry Graffagnino, ancien triple champion du monde de pizza, le paradis, c'est quand il y a de la farine. Et un robot. Rencontre, dans son laboratoire, avec l’un des fabricants français d’expérience culinaire les plus fous qu'on connaisse. Et talentueux : c'est à lui que l’une des plus grandes stars mondiales du rock a réservé une session privative de préparation de pizzas pour son prochain anniversaire, en France. Et c'est lui que les repreneurs de Pazzi (Ekim) le robot fabricant de pizzas, viendraient d'embaucher comme consultant, pour vingt ans !

Remarques préalables:  avant la lecture de cet article, rappelez-vous que les propos de la personne interviewée n'engagent pas la rédaction ! Oser parler de robots, en matière de cuisine, oser comparer la pizza napolitaine et la  pizza romaine et afficher sa préférence, évoquer l'issue malheureuse d'Ekim… ne doivent pas provoquer de procès, svp. On en a trop en ce moment, signe d'une incroyable tension, dès lors qu'on sort du conformisme ambiant. Voici deux semaines, nous avons osé parler d'Alan, on s'est fait dézinguer :)

Gagner un scudetto n’infléchira pas le cours de l’histoire, d’après lui « Pour que tout change, il faut que rien ne change ». Thierry Graffagnino, pizzaiolo passionné, adepte d’innovation culinaire, pourrait faire sienne la phrase du comte dans Le Guépard de Lampedusa, avec qui il partage des origines siciliennes. Il était la fée qui s’est penchée sur le berceau de Pazzi, ce robot-pizzaiolo qu’on avait vu en action à Val d’Europe ou à côté du centre Georges Pompidou. « J’avais presque des liens avec le robot et l’impression d’être un précepteur qui va dans une grande famille et qui apprend les bonnes manières. » Thierry en parle au passé car l’aventure Pazzi a bien failli connaître un coup d’arrêt définitif: placée en liquidation judiciaire, elle a été reprise par des entrepreneurs franco-suisses (dont Jean-Marc Brunschwig co-CEO). En sus des brevets et des solutions informatiques, ces derniers se sont rattaché les services de Thierry Graffagnino, qui a rempilé au poste de consultant… pour vingt ans ! De toute façon, la retraite, très peu pour lui. « Je suis parti récemment pour la première fois en vacances depuis sept ans, en République Dominicaine, à Samana. Au bout de dix minutes, j’en avais marre. Le paradis pour moi, c’est quand il y a de la farine. » 

Rencontre, dans son laboratoire de Montsoult-Maffliers à l’Institut Mondial de la Pizza, avec Thierry Graffagnino, trois fois victorieux au Championnat du Monde de Pizza, lauréat du Cornicione d’Oro à Napoli, qui s’apprête à ouvrir une franchise au Portugal, et plus si affinités. Clou du spectacle, la dégustation de la 1856, une pizza à la crème de basilic-tomate, à la mortadelle, avec une buratta crémeuse en son cœur, saupoudrée de morceaux de pistaches, conçue en l’honneur de Cirio, géant historique de l’industrie agro-alimentaire italienne.

Thierry Graffignino dans son laboratoire avec la pizza “1856”.

Touchez-nous un mot de l’aventure Pazzi.

Deux ingénieurs sont venus me voir avec l’idée d’une pizzeria où tout serait fait par un robot. Etant donné que j’étais trois fois champion du monde, ils ne pensaient pas que j’accepterais de collaborer avec eux. Mais j’ai tenté le coup. J’ai toujours innové, eu dix, quinze ans d’avance sur tout le monde parce que je ne vois pas pourquoi la pizza n’évoluerait pas. Quand ils m’ont fait goûter, je me suis dit « quelle catastrophe ». Si c’était pour faire ça, nous n’aurions jamais travaillé ensemble. Heureusement j’avais prévu le coup, je suis allé chercher dans ma voiture de la pâte, de la bonne tomate, du bon fromage. A partir de là, le robot a confectionné une margarita et ils ont vu la différence.

Les produits, c’est ce qui compte pour faire une bonne pizza ?

La pizza possède trois piliers : la pâte, la garniture, et la cuisson. On peut avoir la meilleure pâte du monde et rater la cuisson, et ça va pas le faire. Mais le problème de la pâte aujourd’hui dans ce milieu, c’est que personne ne comprend ce qu’il fait. Les gens sont livrés à eux-mêmes, et les formateurs qui existent ne comprennent même pas ce qu’ils font.

Le sujet du gluten semble particulièrement important pour vous…

Ça fait 46 ans que je suis dans le métier, et 30 que je m’y intéresse. En fait, rares sont ceux qui savent que le gluten n’est pas présent naturellement dans la farine. C’est nous qui construisons le gluten, qui consiste en deux protéines insolubles qui apparaissent au contact de l’eau . Et l’intérêt du gluten, c’est qu’il retient la levure, qui permet à la pâte de lever. Plus on pétrit longtemps, plus on renforce le réseau. Il va empêcher de digérer correctement mais en même temps il apporte de la mastication. Et j’ai mis au point, avec les Moulins Familiaux, une farine qui contient deux fois moins de gluten que les autres. Mais aujourd’hui, ce n’est pas ce qui est enseigné dans les centres de formation, qui ne maîtrisent pas l’ensemble du process.

Vous êtes en somme à contre-courant ?

On m’a toujours dit « ce n’est pas comme ça qu’on fait, c’est pas ça la pizza. » Je n’étais pas d’accord, et ça ne m’empêchait pas d’avoir de bonnes notes aux concours. On me critiquait car je travaillais avec des fours à convoyeurs avant tout le monde, mais ils permettent de travailler deux fois vite, en offrant des cuissons régulières comme au feu de bois.

N’y a-t-il pas toute de même une clientèle grandissante attirée par un four à l’ancienne, de style napolitain, couvert de mosaïques, et une certaine idée de la tradition ?

Alors il faut avoir un pizzaiolo italien qui chante toute la journée, qui fait de l’acrobatie avec ces pizzas. Mais en vérité, ça, c’est un truc de pizzaïolo. Et le client, que veut-il ? Il veut manger une bonne pizza, se faire plaisir, au juste prix, et puis en même temps être livré à l’heure. Aujourd’hui, on a moins de temps qu’avant pour manger. Même dans les restaurants, il faut aller plus vite qu’avant.

Mais alors, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans Pazzi ?

Des journalistes du monde entier sont venus voir le robot. Des Napolitains très sceptiques aussi qui ont trouvé ça incroyable. Mais, en plus du contexte lié au COVID, et d'une certaine frilosité de la part d’investisseurs qui se sont désistés, des mauvaises directions ont été prises. Disons qu'une partie des dirigeants ou de l'équipe marketing de l’entreprise était un peu bobo, ne mangeait pas de viande, jamais, voulait des légumes partout. Nous nous sommes donc orientés sur des cartes qui ne correspondaient pas au marché de la pizza. La pizza, ce n’est pas pour les malades, je leur disais. Ils se sont également installés à des endroits qui ne correspondaient pas à cette orientation: le premier magasin était dans un centre commercial à Marne-La-Vallée. En face, il y a Primark avec des vêtements à dix balles. On ne va pas faire des pizzas aux salades. D’un point de vue marketing en général, le robot n’était pas assez mis en valeur, ceci fondé sur cette peur que les gens puissent penser qu’il volait le travail du pizzaiolo. Le robot peut préparer mille pizzas par jour. Un pizzaiolo, s’il arrive à faire 100 pizzas sur un service, c’est déjà pas mal. Il a un bras qui taille, un autre qui cuit, un autre qui fait autre chose. Ça a été le fruit d’un long travail de R&D, surtout que la pâte est vivante, se modifie à chaque minute, et nécessite qu’on s’y adapte à chaque moment. Aujourd’hui, il n’y a plus de pompiste. Moi, quand j’étais môme, il y avait des pompistes partout. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de pizzaiolo, mais c’est une évolution logique. C’est une machine idéale pour les aéroports, les parcs d’attraction, pourvu qu’on en fasse un vrai spectacle. Le robot, c’était la star : il fallait en faire une histoire. Bien sûr, tout ceci, c'est mon point de vue !

Il y a quand même un public qui réclame des meilleurs produits, plus authentiques, partisan d’un certain traditionalisme.

Il existe une mode de la pizza Napolitaine qui s’est installée depuis l’arrivée de Big Mamma, qui a remis parallèlement les produits de qualité à l'honneur. Mais eux aussi font désormais partiellement marche arrière aujourd’hui : ils opèrent des dark kitchen, font de la livraison et, sur ce segment d'activité, leur pizza napolitaine, ça ne fonctionne pas. Pour les pizzas livrées, ils ont tout changé : les bordures des pizzas sont bien moins grosses. La Napolitaine ne fonctionne plus aussi bien aujourd’hui et est en perte de vitesse parce que ce n’est pas ce qu’attend le marché français. Les temps changent, la pizza doit évoluer, et elle évolue. La tomate, on l’a ignorée deux siècles durant avant de la cuisiner (…)

La suite de l'interview à lire dans Les Cahiers de l'Expérience Client #7, à paraître début juin 2023. 
On y découvre une sélection de 14 “fabricants” français d'expériences mémorables, qu'il s'agisse d'expériences patients, voyageurs, clients, usagers.

 

 

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