Ils ont bien lu Bourdieu, Lévi-Strauss, Marco Polo… Vont-ils lire Christian Bobin ?
De Comdata à Webhelp, en passant par Teleperformance ou Sitel, une poignée de Français ont compris l’importance du langage et sont devenus Traders en conversations. Lequel lit suffisamment de poésie pour devenir… Voyant ?
Webhelp, l’un des leaders mondiaux du service client mais également, et on le sait moins, de la modération (une activité en plein essor, vitale pour faire un peu de tri dans ce que le web et les médias sociaux produisent d’atroce) vient d’annoncer ce jour l’acquisition de One Link BPO, une entreprise nord-américaine, peu ou prou positionnée sur les mêmes activités. Cette nouvelle acquisition, non encore juridiquement concrétisée mais annoncée, devrait permettre à l’entreprise française cofondée par Frédéric Jousset et Olivier Duha de gagner 200 millions d’euros supplémentaires de CA et quelques dizaines de milliers d’employés supplémentaires en centres de contacts. Plus tôt dans l’été, un de leurs concurrents, le français Sitel, signait un chèque de presque 2 milliards pour acquérir Sykes ; et se doter, lui aussi, de capacités humaines d’interaction. Bien souvent localisées en Amérique du Sud et travaillant pour de grandes compagnies américaines…
Pourquoi faut-il, en plein été, s’arrêter sur ces incursions françaises
…en territoire américain, s’en réjouir, quand d’habitude ce sont les américains qui rachètent des start-up ou nos ETI ? Qu’est ce qui a de la valeur, à l’époque de l’IA reine, des algorithmes, de la visio pour que des KKR, des Rothschild, Goldman-Sachs, Latham&Watkins, tous ces spécialistes qui les ont aidés dans ces achats fassent travailler tard les spécialistes en droit et due diligences diverses ? Le langage qui permet de s’exprimer, s’il est maitrisé. Mais pas seulement…Traders en conversations ? Bourdieu avait raison.
Ce qui a de la valeur, c’est désormais et aussi, en sus de la capacité à coder, programmer, la possibilité de parler à un autre individu, d’interagir avec lui pour l’aider, lui vendre, modérer. Nos amis ont lu Bourdieu : « parler c’est produire un produit qui va être offert sur un marché ». On écoutera avec plaisir la voix de Bourdieu, Licorne de la sociologie française avant l’heure ;)
Ce qui a encore plus de valeur est de savoir acheter et ensuite vendre, plus cher, des capacités humaines d’interaction, les dénicher dans des pays où elles sont produites à une valeur inférieure à celle des pays « servis ». Un agent de centre d’appels aux Philippines converse ou peut converser avec un citoyen américain, en langue anglaise, pour moins de 3 dollars de l’heure. Un agent de centre de contacts au Nicaragua ou au Pérou se fera aisément comprendre d’un hispano-américain furieux contre Comcast , ATT ou Capital One, par exemple et qui contacte donc le service client de son fournisseur. On comprend mieux le succès de Teleperformance, historiquement premier de ces voyageurs français du BPO, lorsqu’on sait que son fondateur, Daniel Julien est un amoureux de Marco Polo, grand explorateur qui s’intéresse avant les autres à la Chine.
Tous ces serial buyers, ainsi que nous autres, consommateurs, constatons parallèlement, parfois avec tristesse, mais c’est une autre histoire, que « l’humanité s’est installée dans la mono-culture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat » (Tristes Tropiques). Comme Lévi Strauss a eu raison, on s’abonne en grand nombre à Netflix, on achète massivement des long-sleeve shirts chez Uniqlo, souvent à distance et via un appareil Samsung, par exemple. Ce qui autorise que le service client de ces marques ou leurs équipes d’engagement puissent être mutualisés, partout sur la planète. Si tant est qu’elles parlent et écrivent le langage du client, rêvent des mêmes produits ou chanteurs, smartphones. Universal, Realme, Facebook etc s’y emploient.
Pour ravir la 2ème place à Concentrix sur le podium du BPO mondial ?
Mais, puisque tout le monde parmi les gens éduqués et passés par quelques écoles prestigieuses, accède à l’argent ; que les avocats et conseils en M/A peuvent travailler à distance ; qu’il existe partout dans le monde des entrepreneurs bien formés, en capacité de mobiliser ces sachants et techniciens, d’où va venir le coup gagnant, quelle botte de Nevers vont devoir découvrir et maitriser les équipes de Maxime Didier, Laurent Uberti, Duha et consorts pour déloger du podium un Concentrix sans saveur ni aspérité ? La poésie, je vous dis, après les sciences humaines, les récits de voyage et la sociologie !
Réinventer le monde et la vie, avec le langage est bien le travail ou la folle ambition des poètes. Créer de l’engagement, de l’attention, le faire de façon distinctive des autres et de vos concurrents proviendra de la capacité à distinguer ce qui importe vraiment, à chercher. Quand Denis Marsault, fondateur de Myopla, s'installe à Tanger, seul professionnel ou presque dans son métier à choisir le nord du Maroc, il le fait en partie afin de s'attacher des recrues et des spécialistes du e-commerce attirés par la ville et la cadence d'une entreprise encore agile; quand Charles-Emmanuel Berc croit, avant les autres, à l'avenir de l'Afrique subsaharienne pour animer des communautés digitales; quand des chercheurs de l'IRCAM modélisent l'efficacité d'un bonjour dit d'une façon précise, en début de conversation, tous opèrent comme des poètes, attachés à recréer du nouveau, de l'émotion, sensibles à la prosodie ou à ce qui peut demeurer et perdurer dans un port peu éloigné de Gibraltar et de l'Europe. Les parcours clients les plus mémorables ne sont pas conçus par des machines, ils embarquent bien souvent l'imperfection, une erreur qui a été réparée. Ce qui est mémorable crée l'attachement. Dans un monde rendu assez uniforme, les marchands, qu'il faut honorer et respecter, vont avoir besoin des poètes. De Christian Bobin, par exemple ?
« Ce mal qui a fait le tour du monde -puisqu’aujourd’hui le monde n’est guère plus vaste qu’une cabane de jardin- touche à la racine même de la vie, c’est-à-dire au souffle. A son insu, ce virus est une métaphore de nos tourments. Depuis quelques années, nous manquons d’air, nous avons du mal à respirer dans cette façon de vivre que nous avons inventée, d’où la vie est peu à peu expulsée. Nous manquons de souffle, nous manquons d’intelligence, nous manquons de sensibilité, de lenteur, de beauté, de toutes ces choses qui paraissent sans valeur mais qui sont en fait extrêmement précieuses (…) C’est par amour de ceux que je rencontre que je n’aime pas le monde, car souvent le monde les écrase ou les efface à leur insu.
Avez-vous le sentiment de leur rendre justice en écrivant ?
« Il serait prétentieux de le dire ainsi. Toute personne qui fait bien son travail, quel qu’il soit, est aussi importante que moi quand j’écris. Les poèmes du boulanger, ce sont ses petits pains. Une mère qui aide son enfant à s’endormir fait infiniment plus pour la santé du monde que celui qui invente une start-up », Christian Bobin, interviewé par Latetitia Favro, Le JDD du 11 juillet 2021.
Nos champions français du BPO et de l’expérience client sont agiles, affamés, talentueux. J’espère que sur la plage, leurs cahiers d’été feront une large place aux poètes. Aux voyants.
C’est à savoir
Le marché mondial de la relation client s’est élargi aux activités de modération et à celles de BPO (business process outsourcing). Les groupes français y sont bien représentés, leurs nouveaux concurrents sont : Accenture, Alorica, Cognizant, Concentrix, Logica, HP, Serco, Wipro etc…
L’Amérique du Sud est un des réservoirs de production pour les centres de BPO, car on y trouve des agents ou étudiants jeunes, bien formés, polyglottes et que le temps de transport pour aller visiter l’usine à gérer des contacts, depuis Seattle ou Miami est plus court que le vol pour aller en Inde. Chez Dell, dès la fin des années 90, un client hispanophone pouvait dans le serveur vocal interactif du customer service (SVI), choisir de parler à un Customer Service Agent de langue espagnole. Son appel était routé en Colombie ou ailleurs en Amérique du Sud.
Par Manuel Jacquinet