Alerte générale au recrutement dans les centres de contacts
Déjà considérée comme peu attirante, et souvent à tort, l’industrie des plateformes téléphoniques encaisse de plein fouet dans de nombreux pays francophones les effets d’une combinaison redoutable : métier exigeant et processé, envie forte de télétravail chez les candidats et apprentis téléconseillers et… une appétence pour le travail inégalement distribuée au sein des jeunes générations, selon de nombreux recruteurs. A Braga, Tarbes, à Colombelles, à Lyon ou à Tataouine, le talent scouting s’impose dans la filière tandis que la qualité de service en prend un coup.
Même au Portugal, les clients hurlent au téléphone
A Braga, au nord du Portugal, Helena*, qui planifie 8h par jour des rendez-vous pour la pose de compteurs Linky pour un sous-traitant d’Enedis, n’y va pas par quatre chemins : « Voilà douze ans que je travaille dans des centres d’appels, en France puis ici. J’ai débuté chez Concentrix qui travaillait pour le compte d’Apple ; j’y étais envoyée en mission par Randstad ou Adecco. A l’époque déjà, Concentrix nous considérait comme des ressources remplaçables. Depuis, de très nombreux prestataires se sont installés à Lisbonne puis au Nord du pays, mais la situation ne s’est pas vraiment améliorée. Les très grands groupes d’outsourcing s’opposent dans une compétition frénétique et leurs actionnaires leur demandent de la rentabilité, ce que je peux comprendre. Mais rien n’a vraiment évolué dans la considération des agents chez beaucoup d’entre eux : au bout de six ou huit mois, au terme de plusieurs missions, on préfère te remplacer que de prendre en compte ton désir d’évoluer ou d’exercer le métier différemment. Et les aides au recrutement ou le système du droit social n’incitent pas à changer les pratiques. Altice et ses filiales, Webhelp, Armatis, Nova Slucao (un sous-traitant de 5com, prestataire pour le compte d’Enedis) tout le monde est présent désormais dans le pays ; certains consentent des efforts mais il reste un aspect sur lequel ils ne peuvent rien, partout. Dans ce métier, tu passes le plus clair de ton temps à te faire crier dessus par des clients qui ne font pas la différence entre toi, Enedis ou un opérateur télécom qui est donneur d’ordre ou Ikea. Du matin au soir, il faut encaisser ; comme les consommateurs ne trouvent plus personne à qui parler, très souvent, c’est celui qui répond qui doit assumer. Si la société qui commande les prestations est mal organisée ou fait de fausses promesse, vous imaginez ! »
Bon connaisseur des plateformes téléphoniques où il intervient comme consultant opérationnel pour en développer la performance, depuis les années 2000, Armando* souligne que la situation n’est pas nouvelle mais s’est aggravée, essentiellement lorsque une logique financière agressive est à l’œuvre chez le donneur d’ordre. Il a tendance alors à externaliser la pression ou les tâches compliquées chez son partenaire en relation client. « Prenons le cas de Carrefour Banque, d’Ikea ou de l’Ecole Française, par exemple. La récente condamnation de Carrefour Banque par l’ACPR (à une amende d’1,5 million d’euros) a démontré que la banque n’avait délégué qu’une personne pour traiter les cas litigieux d’ouverture de comptes C-zam. Un an après qu’elle avait été informée, la filiale de Carrefour et de la BNP supportait encore un stock de 100 000 alertes non traitées et 900 dossiers susceptibles de faire l’objet de soupçons. Le back office et la relation client sont des endroits où la volumétrie de personnes que vous déléguez et affectez joue clairement sur l’efficacité et la rapidité de traitement. Fidèle lecteur de votre magazine, je me suis intéressé à l’Ecole Française qui surfe sur le compte CPF. Une fois que vous les avez appelés ou sollicités un jour, vous êtes re-contactés sans arrêt par SMS ou appel, alors que leur numéro de service client ne décroche jamais. Ikea, autre exemple, est injoignable. Ce type d’organisation kafkaïenne ou pilotée par le profit de très court terme ne tient pas dans la durée et surtout est très consommateur de ressources dans les centres de BPO et de service client. Je crois que c’est Webhelp qui a débuté une collaboration commerciale avec eux désormais ; ça prouve qu’ils sont bons commercialement mais le plus dur commence : re-solliciter des prospects dont l’intérêt réel est peut être très modeste, c’est dur. La téléprospection et son côté usant dépendent tellement des fichiers et de leur qualité. L’avenir des prestataires est clairement, à moyen terme, dans la capacité à faire entendre à certains donneurs d’ordre que les process doivent être revisités, que l’argent doit être mis dans des parcours d’acquisition différents. Ça prend du temps. »
Comment prolonger la « durée de vie » des agents de call centers ?
Derniers soldats postés derrière la ligne Maginot d’une économie digitale qui génère pas mal d’absurdités, les agents de centres de contacts, qu’on les dénomme Customer Success Representative ou avec d’autres noms poétiques, sont ceux qui doivent mettre ou créer du lien, même lorsque c’est difficile. Frédéric Godefroy, qui installe dans les centres de services client des outils qui permettent de fluidifier les process, de faire apparaitre à l’écran les applications les plus utiles ou adaptées en fonction du contexte de l’appel, a dû prêcher longtemps auprès des directions opérationnelles pour faire prendre en compte les bénéfices d’un parcours utilisateur facilité pour l’agent. Les signatures nombreuses de contrats qu’a conclues Sereneo, l’an passé, démontrent que les curseurs bougent, lentement. Même chose et même succès chez Innso, dirigée en Europe par une « guerrière » sympathique et pacifique, Ana Athayde. La franco-portugaise, entrepreneuse depuis quinze ans, installe désormais dans de grands centres de contacts et de BPO un logiciel qui permet également de faciliter le travail des agents et améliore leur performance sans leur demander plus d’efforts. « Il faut partir d’une observation rigoureuse des conditions d’exercice de leur métier et se rendre compte de tout ce qu’ils doivent effectuer comme opérations pour répondre vite à un client et traiter le problème, en une fois. Connecter le CRM du client à un logiciel de ticketing et soigner l’UX de l’application finale, mesurer le temps consacré à chacune de ces étapes, Innso permet tout ceci, en très résumé. Sogetrel et Opel Bank (filiale du groupe Opel Vauxhall Finance) qui ont embarqué Innso ne tarissent pas d’éloges sur les bénéfices de l’installation.
Mais le métier qui n’a jamais été un long fleuve tranquille est désormais confronté à une autre contrainte, bien plus sournoise : « La Covid-19 a installé à grande vitesse le télétravail comme une pratique efficace, gérable et de nombreux candidats posent désormais comme un prérequis la possibilité de travailler et prendre les appels depuis chez eux, indiquent en chœur Samuel Slimani et Myriam Al Allaoui, RRH chez Sitel. Le numéro 3 mondial inaugurait hier le nouvel ordonnancement de son site de Romainville (voir photo de Une). Il y a complètement remodelé son aménagement via une démarche participative dénommée Max Hub : espaces de travail repensés, zones de passage et d’échange reconfigurées ; l’organisation spatiale permet à un téléconseiller de s’installer où il le désire dans le centre, lorsque l’activité sur laquelle il est déléguée le permet. Parfois en effet, le client final délègue des prestations incompatibles avec du télétravail ou du free sitting (dénomme la situation où l’agent peut s’installer où il le désire). Amazon, par exemple, a refusé durant l’année 2020 que son prestataire, installé aux Philippines, envoie les téléconseillers travailler chez eux. S’en était suivie une vive polémique sur des conditions de travail, considérées comme dangereuses dans les centres d’appels, alors que le prestataire en question est l’un des leaders mondiaux.
« Nous sommes au cœur d’une machine à laver qui tourne à 8000 tours et dans tous les sens, indique un professionnel* installé au Maroc et qui a dirigé plusieurs centres de contacts en France : le client est devenu très exigeant, ce que l’on admet. Les process et les applications que nous manipulons sont de plus en plus sophistiqués ; la qualité monitorée des conversations, qui permet d’évaluer la chaleur de la relation, est un pré-requis ; les exigences des actionnaires ou des fonds d’investissement.. tout ceci n’est pas nouveau mais de plus en plus aigu tandis que la concurrence tarifaire fait de nous des centimiers. Nous sommes des champions de l’optimisation de contraintes paradoxales. En réalité, le vrai bénéfice d’une expérience dans les centres de contacts, chez les prestataires surtout, est le développement de votre capacité à survivre en milieu hostile », sourit-il.
« Ils ne veulent pas travailler, ils veulent un salaire »
Mais, si l’on poursuit la conversation et qu’on promet de conserver l’anonymat des sources et noms, une autre inquiétude apparaît. « Mais le pire n’est pas là : le système des aides distribuées l’an passé en France, le niveau général des jeunes diplômés et leur capacité, très limitée, à respecter des contraintes simples, le taux d’absentéisme, très corrélé à la météo, ont rendu le staffing des équipes aussi complexe qu’une équation différentielle », ajoute l’ex licencié en chimie. Nous devons rivaliser de créativité pour recruter, ajoute-t-il en souriant au candidat qui vient d’achever un test en ligne et va désormais être reçu par une chargée de recrutement ». Même son de cloche chez un directeur de centre lyonnais, au sein d’une mutuelle renommée et qui n’impose pourtant pas des rythmes de travail frénétiques à ses agents. « Nous devons recevoir plus de 80 CV pour être en mesure de convoquer 10 candidats qui ont à peu près le niveau. 2 ou 3 ne viennent pas et sur les 5 ou 6 évalués, nous en retiendrons 3 peut-être. La dégradation du niveau des jeunes diplômés et leur envie de travailler sont très inquiétants », indique Nicolas, qui a dirigé des sites significatifs chez un grand prestataire avant de rejoindre la mutuelle qui l’emploie.
Directrice d’une usine de fabrication de confitures en banlieue parisienne, Cristina confirme le constat, terrible « Je suis sidérée et très inquiète : nous avons un carnet de commandes rempli et c’est l’enfer pour recruter. Les gens ne veulent pas travailler, ils veulent un salaire. Il faut parvenir à réinstaller dans leur esprit qu’il y a un lien entre les deux ». Restauration, service client à distance, production, les secteurs diffèrent, pas l’effroi devant cette réalité.
Docteur, on fait quoi ?
Confrontés à ce triple constat, les spécialistes de la télévente, de la permanence téléphonique ne baissent pourtant pas les bras. Les plus innovants ou révolutionnaires ont compris, depuis des années déjà, que le modèle social français portait en germe un poison gravissime, ils sont donc partis là où existerait encore, selon eux, une envie de travailler réelle. Comme le patron de Vipp-Interstis, très cash sur ce sujet.
Ou bien encore ont-ils creusé un sillon différent, loin de l’autoroute : à Marseille, deux pétroleuses (Mars Marketing) croient follement, en leur indépendance et à un modèle hybride qui combine Work at Home et venue régulière au bureau ; à un sourcing différent de profils talentueux. Reste à convaincre les acheteurs des grands groupes qu’on peut avoir une taille modeste et travailler pour un grand groupe. N’est-ce pas Izi by Edf ? ( le groupe avait initié avec Mars Marketing une collaboration aux résultats probants mais le service achats a ensuite estimé que le prestataire était de taille trop modeste. Le risque de dépendance économique est brandi alors comme un carton rouge; fin de la collaboration )
Quant à Eodom qui a cru, avant d’autres, au modèle du collaborateur indépendant et installé en télétravail, on s’est demandé s’il avait pu capitaliser sur cette vision.
On est donc allés sur cette question du scouting de talents, sonder quelques Maverick du secteur : quelles techniques de recrutement utilisent-ils, quels tests en ligne permettent d’évaluer les habiletés relationnelles ? A Caen, quand on s’appelle Webhelp, mesure-t-on l’efficacité des panneaux publicitaires qui annoncent les postes à pourvoir à proximité des stations de bus ? Leurs réponses sont à lire, lucides mais joyeuses, dans les Cahiers de l’expérience client, en juillet.
En amuse-bouches, on visionnera avec plaisir, les confidences de Giorgia Naccach la jeune femme qui vend chez Diabolocom « des plateformes de relation client, parce que tout le monde peut en avoir besoin… »
Par la rédaction d’En-Contact
*tous les noms et prénoms ont été modifiés.
Photo de Une : François Dechy, le Maire de Romainville, coupe le ruban rouge du centre de contacts de Sitel Romainville, en présence de Chloé Beauvallet, notamment. Mardi 15 juin - © DR