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« J’ai été l'assistante du patron de Rolling Stone »

Publié le 12 décembre 2022 à 11:31 par Magazine En-Contact
« J’ai été l'assistante du patron de Rolling Stone »

Travailler au contact ou pour des patrons de presse ou des personnalités hyperactives n’est pas toujours de tout repos mais souvent formateur. A partir de quel moment les aspects éventuellement toxiques sont-ils vécus ou ressentis comme plus négatifs que ce que l’on développe comme compétences et réseau relationnel, en voilà une bonne question! Le témoignage du mois est celui d’Angela Fernandes, qui a eu la chance de collaborer avec Lionel Rotcage et Emmanuel Pierrat, un rockeur et un avocat.

Angela n'a pas rencontré et assisté que des anges . Dans l'univers du droit, du rock , des patrons célèbres ont parfois des attentes spéciales.

"Inutile de présenter le magazine Rolling Stone. Tout le monde le connaît.

Lionel Rotcage, de son vrai nom Lionel Rotcajg, était le fils de la chanteuse Régine. Ils sont aujourd'hui décédés.

A 26 ans, j'ai intégré sa rédaction en qualité d'assistante du patron. La première fois que j'ai traversé le grand bureau de l'équipe, j'ai eu le sentiment d'entrer dans un temple du rock. Après les présentations d'usage, lui et moi nous sommes dévisagés, nous portions le même uniforme : un t-shirt noir sur la même marque de jean et des bottes de cuir aux pieds. Il était une figure du milieu branché de la pop culture parisienne, et j'étais en phase de devenir sa douzième assistante en l'espace de deux ans. A l'époque il me semblait entrer au paradis, rétrospectivement, je sais que j'ai pénétré en enfer. Mais si l'expérience s'avéra difficile, elle fut aussi extrêmement formatrice. La première tâche d'importance qu'il m'a confiée, en me tendant une chemise pleine à craquer de factures, fut de négocier un délai pour les règlements avec chacun des fournisseurs (c'est-à-dire tous les intervenants de la chaîne de fabrication du journal, plus des pigistes, dessinateurs et j'en passe). Le montant total des impayés approchait le million de francs. J'ai démarré par l'imprimeur qui menaçait de cesser l'impression du journal. Non seulement je parvins à le convaincre de sortir le numéro suivant mais aussi à étaler la dette sur les factures à venir. J'ai dû user des mêmes arguments (que j'ai oubliés depuis) pour finalement réussir à gagner du temps auprès de chacun des fournisseurs. C'est ainsi que j'ai découvert mes talents de négociatrice, qui n'avait rien à offrir, à part inspirer confiance et du sérieux, mais tout à prendre, abandonnant tous les risques à mon interlocuteur. Il m'a évidemment félicitée pour ma petite réussite, toutefois, lorsqu'il a fallu commencer à payer les gens, j'ai rencontré un nouvel obstacle : l'humeur de mon patron. Assez vite, j'ai compris que le moment où je lui tendais le parapheur avec les chèques à signer devait coïncider avec une « fenêtre de bonne humeur ». Si celle-ci n’était pas ouverte, il me renvoyait à ma place, fâché que je l'embête avec mes histoires d'argent qu'il n'avait pas... Mon patron, le directeur de la publication, était un personnage, au sens strict du terme. Il était doté d'une personnalité extravertie pour ne pas dire explosive. Et avait une exigence constante : quand il voulait quelque chose, il le voulait tout de suite, immédiatement, à l'instant même. Ma nature plutôt réservée et calme a d'abord été bousculée voire un peu malmenée. Mais il m'a fallu m'adapter à son exigence d'immédiateté, même lorsque ses demandes n'étaient pas rationnelles. Et par la force des choses, j'ai gagné en assurance et en capacité d'anticipation. 

Maître Emmanuel Pierrat 

Vingt-cinq ans plus tard, cette expérience au sein de RS me servira de carte de visite pour intégrer un grand cabinet d'avocats parisien. Pour le décor et l'ambiance, c'était tout l'inverse. Ici rien ne filtrait, tout bruissait. C'était un temple de la discrétion au coeur du Paris germanopratin dans lequel évoluait mon patron. On y accueillait des ministres en disgrâce, des parlementaires en difficulté, ou bien encore des actrices qui léguaient des oeuvres d'art à des institutions culturelles.  Recrutée comme assistante personnelle du patron, je devais lui faciliter la tâche. L'homme avait plusieurs vies et autant de fonctions, il avait donc besoin de quelqu'un pour mettre de l'huile dans les rouages : organiser ses voyages, ses déjeuners, son agenda en général, gérer ses comptes mais aussi régler sa télé, chez lui, lorsque celle-ci tombait en panne.  Cette expérience fut passionnante intellectuellement car j'étais sur plusieurs fronts et l'intensité de mon travail le rendait captivant. Mais à nouveau, ce qui s'avéra compliqué à gérer fut l'être humain derrière la fonction. D'ailleurs j'étais la dixième assistante à tenir le poste. Et après mon départ, le défilé a continué.  Lui aussi était un adepte du « tout de suite/ maintenant/immédiatement » entre autres tyrannies. Par exemple, il désirait boire un thé dès son arrivée au bureau. En plus d'un choix d'arôme précis, ce qui importait à ses yeux était la température du breuvage. Il fallait le servir vite mais pas trop tôt non plus afin que le thé puisse infuser. Enfin, à la première gorgée, il ne devait surtout pas risquer de se brûler les lèvres, et si d'aventure, la tasse fumante était oubliée sur un coin de bureau, il m'était aussitôt reproché que la température n'était plus adéquate pour offrir une dégustation optimale ; je repartais alors vers la cuisine pour recommencer l'opération.  Assez vite, j'ai réalisé que l'homme aux mille vies exerçait une fascination sur les autres qui me laissa perplexe. Il me suffisait de dire : « je suis l'assistante de... » pour que la formule agisse comme un sésame, m'ouvre toutes les portes et me donne aussitôt accès à des gens hauts placés. Comme si une aura particulière m'entourait soudain, une forme de prestige rejaillissait sur moi, son humble servante...  Au fil des mois, il m'attribuait de plus en plus de tâches, au point de décréter un jour qu'il m'incombait de tenir à jour ses listes*, alors que je n'assistais à aucun de ses rendez-vous ni n'effectuais aucune mission à caractère juridique. J'eus beau plaider la « mission impossible » qu'il exigeait de moi, sa seule réponse fut de déclarer mes arguments irrecevables. Que faire face à l'absurde ? Rien ! Et c'est ce que je fis.  Malgré tout, l'intéressant de cette expérience fut de m'apercevoir de ma capacité à rédiger au débotté. Je fus chargée de sa correspondance : il m'indiquait ce qu'il souhait répondre, en me laissant libre de trouver comment formuler. Et la plupart du temps, je tombais juste ce qui me valut même un vrai compliment pour un courrier de remerciements, adressé au président du Festival de Cannes, qu'il venait de clôturer pour la dernière fois.  L'essentiel de ces deux expériences restera toutefois la confrontation avec une façon d'exercer le pouvoir qui m'a beaucoup ébranlée. Ces deux patrons se ressemblaient par bien des côtés : des pointures dans leur partie, d'un caractère exécrable, dotés d'un pouvoir dont ils usaient et surtout abusaient, sans que rien ni personne ne puisse les arrêter "

Angela Fernandes 

Le fameux numéro de Rolling Stone avec David Bowie en couverture

Le point de vue de Sylvie Bezançon, qui fût l’épouse de Lionel Rotcage et a piloté quelques titres de presse avec lui ( Rolling Stone, version française, fût la propriété en France du groupe Nouvel Observateur):

“Angela était une collaboratrice efficace et de talent, et c’est parce qu’elle avait de réelles qualités et aptitudes que Lionel l’avait choisie comme collaboratrice. Il était en effet très exigeant et parfois dur à suivre mais c’est l’intérêt de collaborer avec des personnalités comme lui : on apprend à leur contact, on progresse. Je trouve la conclusion ou la synthèse qu’elle fait de cette expérience un peu dure ou réductrice. C’était aussi une autre époque.” 
La vérité de la complexité de telles collaborations professionnelles se trouve peut-être également dans les propos d'Yves Bigot, rédigés pour un quotidien lors du décès de Lionel Rotcage : “ il était aussi dur avec lui-même qu'avec les autres, capable de folle générosité comme de colères tyranniques".

 

Angela Fernandes a fait tant de métiers dans sa vie, vu tant de pays, travaillé dans tant de call-centers ou été l’assistante personnelle de personnalités qu’il faudrait une page entière pour sa seule présentation. Découvrez bientôt son premier travail d’auteure, Gagner sa vie, c’est du boulot qui sera édité en début d’année prochaine chez l’éditeur Passer la porte.

Les Cahiers de l'Expérience Client by En-Contact numéro 6 - décembre 2022

*Ces listes, réalisées par chaque collaborateur du cabinet, permettaient de le tenir informé de toute l'activité hebdomadaire pour chaque dossier. Elles consignaient les échanges téléphoniques, les mails, les actes juridiques, les dépôts de pièces. 

 

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