Spotlight n°11 – De l’usage, du bon usage des téléphones en prison (Des détenus en centres d’appels)
70 000 détenus ou presque séjournent en prison en France (les maisons d’arrêt est le terme plus corporate). Ils démontrent tous un réel entrain à utiliser le téléphone portable. Pourquoi alors ne pas développer les centres d’appels en prison, comme activité préparant à la réinsertion ou génératrice de revenus ?
L’Italie a testé ceci avec succès, la Belgique envisage prochainement de le faire. En France, Webhelp a, en toute discrétion mais avec ténacité, multiplié les expériences. Et si l’on rouvrait ce dossier puisque partout, comme au Samu, on a du mal à prendre les appels…
Cellules d’appels
La population mondiale incarcérée dans les prisons explose, même si la France n’atteint pas encore les scores impressionnants des États-Unis. Bien que la réinsertion de ces derniers soit facilitée par une activité professionnelle exercée pendant leur détention (toutes les études le prouvent), rares sont les pays à avoir tenté de transformer les prisonniers en téléconseillers. En Italie, les expérimentations ont été couronnées de succès, en France elles ont été moins nombreuses et pourtant… Après notre Spotlight précédent (Du call center aux portes du pénitencier), zoom sur celles qui découvrent le métier de téléconseillère en prison.
« Ils devraient tous aller en prison ! » s’exclame un client énervé au téléphone qui essaie de résoudre un problème avec un de ses fournisseurs. A l’autre bout du fil, on sourit car les téléconseillères qui répondent sont… effectivement en prison. En effet, depuis huit ans, trente-cinq heures par semaine, quelques femmes détenues se rendent quotidiennement dans des bureaux high-tech équipés de téléphones, casques et ordinateurs. Elles travaillent pour l’outsourcer Webhelp, depuis leur centre de détention.
Ce projet (ainsi que deux autres portés par la société MKT1 à la maison d’arrêt pour femmes de Versailles et à la prison de Bapaume) a suscité de vives oppositions au sein des associations du monde pénitentiaire (l’absence de droit du travail en prison favoriserait l’exploitation des détenus), chez les professionnels du secteur (le SP2C dénonçait par exemple une concurrence déloyale, et craignait pour l’image d’un métier qui n’a pas toujours bonne presse) mais également dans l’administration pénitentiaire (pour les possibles problèmes de sécurité). Retour sur des initiatives qui ont dû surmonter de nombreuses difficultés, prévues ou pas.
Un call center 100 % sécurisé
Le premier défi de ces centres d’appels est simple à imaginer : empêcher des individus privés de contacts avec l’extérieur d’utiliser le téléphone à des fins personnelles, et aux personnes à l’extérieur de s’infiltrer dans les flux transitant par le web. Cependant, pour les prestataires techniques de la société MKT, ViaDialog et easiware, rien ne semble impossible (quelques-uns des prestataires techniques qui ont collaboré sur ces projets).
Afin de monter des plateaux de centres d’appels derrière les barreaux, quelques astuces simples mais efficaces sont appliquées : les détenus n’ont pas accès aux numéros (pour les campagnes d’appels entrants et sortants) et lors des « transports de communication » par le web, ils se transforment en de faux numéros afin que personne de l’extérieur n’y ait accès.
Selon Brendan Natral d’easiware, « Ces solutions n’ont pas nécessité d’innovations technologiques particulières, les solutions existaient déjà. En revanche pouvoir dire « j’ai monté un centre d’appel en prison 100 % sécurisé, c’est gagner de la crédibilité auprès des clients ! Nous avons également essayé de simplifier la technique au maximum. Toutes les touches inutiles (comme sur une commande de télévision), ont été enlevées. » Un tampon de la justice d’autant plus mérité qu’en termes de sécurité l’administration pénitentiaire est redoutable : « ils sont remontés jusqu’à l’usine ! ». Pour Rémi Guionie de ViaDialog, hormis la connectivité qui devait être augmentée, « nous avions déjà développé la première solution en mode SaaS (Software as a Service), ce qui permettait une adaptation de nos technologies à l’univers carcéral relativement simple. Nous pensions qu’avec le développement du homeshoring, le call center en prison pouvait être un prolongement. »
Les deux opérateurs et éditeurs de logiciel insistent donc : le plus gros défi se situe dans la formation et l’encadrement, ainsi que dans l’acceptation par la société d’un tel projet. Ils évoquent une aventure très riche et humaine, dont ils se souviennent en tous cas avec émotion.
Le droit au travail en prison : une législation débattue
Avec à peine un tiers de détenus qui travaillent (soit environ 21 000 sur les 70 230 détenus en France en avril 2017), la question du droit au travail est cruciale, d’autant qu’à ce jour très peu d’entreprises (privées ou publiques) y développent des travaux qualifiants. La législation actuelle y est-elle propice ?
Le droit du travail en prison n’existe tout simplement pas et l’article 717-3 du code de procédure pénale réglemente les relations entre les détenus, l’administration pénitentiaire et des entreprises qui ne signent aucun contrat de travail. Il est l’objet de revendications virulentes (un même droit du travail pour tous) et, l’histoire de MKT l’a prouvé, il peut être dangereux d’y mettre le doigt, en particulier lorsqu’on est une entreprise privée. Les salaires sont plus faibles qu’à l’extérieur et le minimum (4 euros bruts de l’heure) est très loin d’être respecté par toutes les entreprises. Les détenus ne possèdent aucun de ces avantages salariaux que sont les syndicats ou les congés payés.
Michèle Alliot-Marie a cependant instauré un contrat d’engagement entre le détenu et l’entreprise (description du poste, horaires et missions) qui établit un minimum de procédures à respecter. Sur ce sujet, Philippe Legal de MKT est formel. « En termes de process, tout est identique à ce qui se pratique à l’extérieur, seuls les mots changent. » Entretiens et test informatique constituent en effet le parcours de recrutement pour intégrer le call center. Rien ici qui déroge aux règles d’une embauche classique. Libre également à l’entreprise de rémunérer davantage le travail. MKT avait par exemple choisi de rémunérer les détenus de Bapaume à l’heure et non à la tâche et ainsi de les payer 25 % de plus que le salaire minimum.
Il ne nous appartient pas de trancher sur ces questions, mais les jugements contradictoires du Conseil des prud’hommes et de la cour d’appel de Paris lors du procès de Marilyn Moureau* montrent combien une législation floue peut être néfaste pour les détenus mais également pour les entreprises qui seront, en l’absence d’un cadre strict, toujours suspectées d’exploiter les travailleurs.
Un sujet passionnel
Tiraillées entre des individus qui réclament un même droit du travail pour tous et d’autres qui voient dans la prison un espace exclusivement punitif, les entreprises hésitent toujours à se positionner. Le frein principal pour les rares outsourcers qui s’y sont aventurés (tel Webhelp) n’est donc pas l’univers carcéral mais les mentalités. Dans ces conditions, les clients qui acceptent d’embaucher indirectement des détenus sont des perles rares.
Selon Philippe Legal de MKT, « Il n’y a pas de vraie conscience des enjeux de la part de la société. Lorsqu’on parle de travail en prison soit l’on crie à l’esclavagisme, soit l’on ne comprend pas pourquoi s’efforcer de faire travailler des détenus dans des conditions décentes est important. Même dans un pays comme la Grande Bretagne, réputé plus pragmatique, lorsque David Cameron a émis l’idée d’un call center dans la prison de Manchester, les journaux titraient « ce matin des violeurs ont appelé vos enfants ». Dès lors, pour mener un tel projet l’appui des politiques s’avère essentiel. « Sans le soutien de Michèle Alliot-Marie, l’inauguration dans la prison de Versailles n’aurait jamais eu lieu » confirme Philippe Legal.
L’univers carcéral est sujet aux fantasmes les plus fous et seule une meilleure connaissance permettrait de faire évoluer les regards. Selon Jérémy Côme de Webhelp pourquoi ne pas « instaurer des portes ouvertes dans les prisons lors des journées du patrimoine par exemple » ? A ce sujet il nous raconte l’histoire de Stéphane Arteta, journaliste du Nouvel Observateur, qui en visitant le call center de Rennes s’attendait à découvrir un énième visage de l’exploitation capitaliste et se trouve agréablement surpris. Le journaliste a écrit à ce sujet un très bel article, « Les Comtesses du call center ».
Lorsque la virulence des critiques et la volatilité des opinions font la loi, la discrétion est de mise. Une règle d’or que regrette d’avoir négligé Philippe Legal de MKT, rassuré par le nombre de prix obtenus : Scale up de l’ESSEC, Prix de l’Entrepreneur Social – Boston Consulting Group… « Le plus triste dans cette histoire c’est l’hypocrisie. Il y a une véritable schizophrénie en France sur les liens possibles entre entreprise privée et action sociale. Par exemple, parmi les lauréats de l’ESSEC, nous étions les bizarres du groupe. En attendant que la justice statue sur l’épineuse question du droit du travail en prison, la solution la plus sûre reste de faire comme aux États-Unis, où l’administration publique sous-traite aux call centers, ou encore de créer une fondation. ». Or, Philippe Legal, faisant fi de toute oxymore, continue à qualifier son projet de « business social ».
Un business rentable ?
Entrepreneurs cupides, passez votre chemin ; Webhelp déclare ne gagner aucun argent avec son centre d’appels à Rennes : « Maintenir douze postes de travail nécessite une telle énergie, qu’en ouvrir davantage semble impossible pour le moment », confie Jérémy Côme.
Malgré le faible coût de la main d’œuvre, il est nécessaire de rappeler quelques contraintes de l’univers carcéral : circulation limitée, coût de l’encadrement, horaires, une main d’œuvre volatile souvent transférée dans d’autres prisons… Selon Philippe Legal, « avec les coûts engagés, les call centers en prison ne présentent pas réellement une alternative à l’offshore mais plutôt un modèle médian entre l’inshore et l’offshore. Et si ce travail parvient à s’étendre à 1 000 détenus sur 65 000 (ce qui est une estimation très positive) ce serait déjà très bien ».
Pour ne négliger aucun aspect du business et parce que ce terme est à la mode : qu’en est-il de la scalabilité du projet ? Elle est assez faible, une fois de plus. Excepté aux États-Unis (où, selon Philippe Legal, mille détenus travailleraient dans des call centers), on trouve à des échelles moindres le centre d’appels de la prison de Vinařice au nord-ouest de Prague et ceux d’Italia Télécom (dans la prison de Vittore à Milan, celle de Rebibbia à Rome où sept détenus travaillaient en 2015 pour le call center de l’hôpital de la ville, Bambino Gesù).
La parole aux travailleurs
Pour les détenues, outre une manière d’occuper leurs journées et d’améliorer la vie carcérale grâce à cette rémunération (7€ brut par heure), le centre d’appels est une porte ouverte sur l’extérieur. Jérémy Côme nous raconte à ce sujet une anecdote. « En prison les détenues avaient entendu parler de l’invention du GPS mais lorsqu’une cliente a appelé au volant de sa voiture, le GPS en fond sonore, elles ont véritablement compris ce que c’était ».
L’autre avantage, au-delà de la détention, est bien évidemment la qualification acquise et les perspectives d’emploi à la sortie. « A la sortie de la prison nous leur proposons un CDD de 6 mois dans notre centre de Vitré pour débuter, et les accompagnons discrètement dans leurs démarches à côté du travail ». Toutes ne retiennent pas cette proposition mais toutes parviennent à réintégrer le monde du travail assez facilement. Le call center permet en effet d’éviter cet effet désastreux du trou dans le CV ! Un pari réussi donc et doublement. Aucune des détenues passées par le centre d’appels n’a remis les pieds en prison à ce jour.
Sourions un peu : le saviez-vous ?
Quelques centres d’appels parfois ont dû cesser leur activité à cause de la prison toute proche.
Comme en Floride où le centre d’appels d’un des leaders mondiaux du secteur a dû fermer voici un an. Le call center avait été ouvert à proximité d’un ancien centre pénitentiaire. Malgré des procédures de recrutement rigoureuses, d’anciens délinquants, que leur séjour en centrale n’avait manifestement pas désaccoutumé de leurs pratiques malhonnêtes, ont exporté leurs habitudes du piratage de comptes etc.
la sécurité des données, une gageure et une nécessité encore plus complexes à faire respecter par quelques « associates ».
Mais on a connu aussi, et il a été d’ailleurs l’objet d’un portrait dans notre magazine, des anciens détenus en prison qui sont devenus des agents de centres d’appels appréciés. Ah les erreurs de jeunesse…
Par Bertille Sindou-Faurie et Manuel Jacquinet
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* Le projet s’est arrêté notamment suite au procès mené par Marilyn Moureau, qui travaillait en détention provisoire pour le centre d’appels de la Maison d’arrêt pour femmes de Versailles, contre MKT. Marilyn Moureau a été déclassée par MKT après avoir passé des appels personnels depuis son lieu de travail (faute qu’elle a reconnue). Le conseil des Prud’hommes a condamné dans un premier temps MKT à verser des indemnités compensatoires de licenciement (au titre d’employeur à des conditions particulières), et en compensation d’un salaire inférieur au Smic horaire brut en prison. La cour d’appel de Paris a en deuxième instance refusé de reconnaître un contrat de travail liant Marilyn Moureau à MKT. En ce qui concerne le salaire versé, si la justice a considéré la rémunération trop faible, le fondateur Philippe Legal dit à propos de cette question : « le sujet des bulletins de salaire a été traité avec le contrôleur général des lieux de privation de liberté qui a validé après vérification que notre niveau de salaire était bien supérieur au smic carcéral et que les taux horaires apparents étaient dus à un calcul erroné de la prison. »