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Merci Patron, le film qui ne sera pas diffusé sur TF1, ni M6 d’ailleurs

Publié le 14 octobre 2021 à 09:39 par Magazine En-Contact
Merci Patron, le film qui ne sera pas diffusé sur TF1, ni M6 d’ailleurs

Une critique de film – et un billet d’humeur – de Manuel Jacquinet

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Merci Patron, le « film d’action directe » comme l’a surnommé un journaliste du Monde Diplomatique est parti pour une tournée triomphale en France. C’est à la fois un message d’espoir et d’inquiétude que constitue le succès de cette comédie documentaire réjouissante, véritable bombe à retardement pour l’establishment français.

Produit sans l’aide du CNC (tiens donc…), soutenu par… aucune chaîne, le film conte l’histoire d’un « amoureux fou » de Bernard Arnault, le patron de LVMH, qui décide d’aider un couple d’anciens ouvriers du Nord de la France, en posture… très difficile. Licenciés d’une ancienne usine de confection du groupe LVMH (ECCE), le couple Klur est menacé de perdre le seul bien qui leur reste: leur maison.
Avec l’aide du rédacteur en chef d’un journal amiénois (Fakir, créé et dirigé par François Ruffin), par ailleurs producteur et réalisateur du film, celle d’un inspecteur des impôts belge, d’une ex-syndicaliste rouge et la complicité bien involontaire des services de sécurité du groupe LVMH, notre joyeuse bande de pieds nickelés va renverser son destin !

Au passage, on découvrira :

– qu’un ex-barbouze peut signer des chèques pour résoudre illico presto des situations d’endettement (une seule condition : que personne ne soit au courant) ;
– qu’au Carrefour du coin, un CDI pour Serge Klur… ça peut même s’envisager (quand vous avez un flingue chargé, tout le monde vous écoute LOL) ;
– que des ministres socialistes comme Laurent Fabius, ou des députés comme Marc-Antoine Jamet se sont sacrément convertis à l’économie de marché, aux deals conclus dans les arrière-salles de cafés pour se sortir de situations délicates, y compris les meilleurs d’entre eux (triple LOL)… j’en passe et des meilleures.
Journaliste et éditeur indépendant, je suis ce qu’on appelle un petit patron : je ne crois plus depuis longtemps qu’il y a les bons et les mauvais. J’ai connu parallèlement la difficulté de co-écrire un film, de le produire et de vouloir le sortir en salles. Je sais l’énergie et les sous qu’on y laisse, ainsi que les dommages collatéraux.
Ces précisions posées (d’où me parles-tu, disent les bourdieusiens, vous le savez donc grâce aux précisions ci-dessus), j’ai vu le film et ce matin, malgré la chienlit tout autour, j’ai décidé de rédiger cette critique et ce billet d’humeur.

I) L’inquiétude

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-A quoi sert le CNC ?
A pas grand-chose dans ces cas-là.
Je le sais, Opération 118 318 sévices clients (comédie un peu déjantée sur les centres d’appels dans une économie mondialisée), le film que j’ai produit, fut refusé à tous les guichets d’aide. Motif : ne révolutionne pas suffisamment le langage cinématographique (je ne suis pas sûr du libellé précis).
Je me doute bien que le scénario de Merci Patron a dû donner quelques sueurs froides aux sages de la rue Galilée.

-Que fait Denis Olivennes, l’ex-trotskyste converti brillamment lui aussi à l’économie libérale, avec le groupe de médias qu’il dirige, pour donner sa chance à ce film ?
Rien.
En tapant cette phrase, mon PC affiche ERROR 404.
Je dois m’être trompé… ou peut-être pas. Denis Olivennes s’arrange pour que le réalisateur du film, invité sur Europe 1 (radio du groupe Lagardère)… ne soit pas invité puis finalement si, après que cette « censure » a déclenché des remous. Au regard de l’énorme soutien apporté au film par le Journal du Dimanche (autre filiale du groupe Lagardère), soit zéro article, on se rend compte qu’il est difficile, même pour des ex-normaliens, engagés d’être partout à la fois.
Rendez-vous compte, ces dernières semaines, la to-do-list du patron de Lagardère Médias s’est bien chargée :
– appeler les avocats d’Inès (de la Fressange, sa compagne) pour empêcher la démolition ordonnée par les juges de la maison construite à Saint Rémy de Provence sans permis ;
– assister aux dîners du Siècle (le club de papys qui réfléchit à l’avenir de la France, hyper select dans l’admission de ses membres) ;
– négocier l’énième plan social du groupe de presse et les indemnités…
Vous ne voudriez pas en plus qu’il s’occupe d’aller voir des films ?

– Les Echos, premier quotidien économique lu par les « grands patrons » disposent-t-ils d’un critique cinéma ?
Oui, de plusieurs même, dont une fine lame qui s’appelle Thierry Gandillot.
Je l’ai souvent trouvé très juste, sacrément courageux et fin dans ses critiques. Mais ni lui, ni ses collègues n’ont dû avoir le temps ni l’autorisation d’aller à la projection de presse de Merci Patron. Résultat : zéro critique dans le quotidien.

– Quel rôle jouent, dans notre pays, les syndicats lorsqu’il s’agit de défendre les travailleurs et de changer leur destin ?
Ouh, voilà une question qu’elle est bonne. Si je tombe sur ce sujet à mon prochain bac blanc en sciences sociales, je rends copie blanche. Même si j’ai été coaché par Raymond Soubie.
Dans le film, ce n’est pas un syndicaliste mais un éditeur et son équipe, uniquement armé de son humour et complètement désinhibé, qui seront dans cette histoire les Klarsfeld des Klur.
Ce qu’on comprend par contre à la vision du film, c’est à quel point les ultras de la CGT sont craints… mais pourquoi ? Ce sera le sujet d’un prochain film tout aussi intéressant… coproduit par Raymond Soubie.
Je pourrais continuer la liste des motifs d’inquiétude au visionnage du film, mais foin de pessimisme, entamons la partie marrante.

II) L’enthousiasme et l’optimisme

– Peut-on, armé seulement de quelques bouts de ficelle et de deux caméras, produire un quasi-Ovni cinématographique ?
Oui.
Je ne suis pas certain que F.Ruffin serait accepté à la Femis ni que le film remporte au festival de Cannes ou à la Mostra un prix artistique quelconque mais on s’en fiche : la caméra cachée dans le film et la caméra officielle servent au mieux les rebondissements de cette comédie au casting impressionnant. L’ex-grand commissaire qui officie à la direction de la sécurité du groupe LVMH et signe des chèques sur la toile cirée, c’est dans Merci François, du grand, du très grand Mendès (dans le film Camping, le mécano génial qui répare la voiture de Lanvin en déclarant « ça va être du très grand Mendès ») !

– Le cinéma et les livres peuvent-ils changer le monde ?
Non, oui, quoique…
Il y a vingt ans, j’aurais dit oui. Ma réponse en 2016 sera plus mesurée et risque plutôt de ressembler à l’avant dernière strophe du Bateau ivre de Rimbaud : le poète y indique, en substance, qu’il ne croit plus aux clapotements furieux des marées… mais que la petite flache noire lui convient et suffit. En clair, qu’il a réduit ses ambitions de changer le monde avec des poèmes. Ces dernières semaines, on aura vu Spotlight remporter l’Oscar, Les innocentes traiter avec talent un sujet compliqué… Au rayon livres, le romancier américain Iain Levison être enfin reconnu, lui qui a consacré une grande partie de ses livres à ces pauvres gens qui résistent dans la joie et avec résilience, c’est un autre message d’espoir qui nous est adressé !

– DGM Conseil, l’agence de communication fait elle son travail ?
Oui.
Y a un truc qu’il faut savoir, c’est qu’en France, 4 agences, peut-être 5, gèrent la communication et les relations presse de quasi tout le Cac 40 (DGM Conseil, Image 7, Euro RCSG, plus quelques impétrants du type Ellafactory, Patricia Goldman, etc.). Comme on a souhaité recueillir le point de vue de LVMH on a donc passé un coup de fil à DGM.
« Pas de commentaires », c’est la réponse obtenue.
Appel pris et décoché en moins de 15 secondes, réponse immédiate : les honoraires de DGM sont justifiés. Il y en a qui font leur job !

– Tout n’est pas perdu car Denis Olivennes (et les autres) ont certainement gardé leur âme d’enfant…
Je crois que c’est Baudelaire qui écrit que le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté.
Au lieu de penser à mal, je me suis dit que ce silence médiatique, autour de ce film, était peut-être le fait du hasard.
Peut-être qu’il n’y a pas eu de projection de presse et que c’est donc pour cette raison que les Echos n’ont pas critiqué le film, que Denis ne l’a pas vu ni lui ni ses équipes.
Ou que, comme chacun de nous, ils peuvent se tromper, ces puissants que le film égratigne : Les Echos nous ont produit en début de semaine, un numéro spécial : « La relève, les défricheurs ». Pour le prochain, ils inviteront peut-être François Ruffin ou demanderont à Denis de faire critiquer le DVD du film à sa sortie.

– Les Klur, seuls contre tous : un casting de stars ne fait pas tout.
Dans le film de Soderbergh, Erin Brokovich seule contre tous est une bombe, déterminée (Julia Roberts).
Dans Brubaker, le directeur de la prison (comme le film est moins connu, je suis obligé de vous raconter que c’est l’histoire d’un mec, directeur de prison, qui va tout changer dans l’établissement pénitencier qu’il vient diriger et notamment faire considérer les prisonniers avec respect..), c’est Robert Redford !
Bon, dans Merci Patron, les Klur, c’est pas Roberts ni Redford car Ruffin, l’a pas dû avoir l’accord des agents. Et pourtant, les Klur, ils déchirent l’écran !

– Le Louxor, un joli cinéma récemment rénové.
Vive les indépendants ! C’est grâce à eux qu’on peut encore voir des films comme Merci patron, un mois après leur sortie à Paris.

Dans deux de ses très grands succès, La sirène du Mississipi, et Le dernier métro, François Truffaut fait tenir à ses personnages amoureux à peu de choses près le même langage :
« – Tu es belle, Eléna, si belle que te regarder est une souffrance.
– Hier, tu disais que c’était une joie !
– C’est une joie, et une souffrance. »
Le succès de Merci patron, c’est une joie. Ce que ce film raconte, une souffrance. Dans cette période compliquée, on va choisir de rester sur la joie.
Les histoires de gens qui s’emparent de leur destin, qui ne veulent plus subir, et sont aidés dans cette révolte salutaire pas des hommes et femmes bien intentionnés, ca fait chaud au cœur.

– Merci François Truffaut, les dialogues de tes films continuent de ressembler à la vraie vie.

– Merci François Ruffin, sur ce coup là, c’est toi le Patron !

Publié le 23 mars 2016 par Manuel Jacquinet
 

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