Les Chambres Rouges : la mort à un clic. Pourquoi les femmes sont-elles attirées par les tueurs en série, au cinéma ?
Thriller judiciaire ? Pas tout à fait. Portrait d’un serial killer ? Non plus. En choisissant de s’intéresser à la fascination exercée par un tueur en série, Pascal Plante, jeune réalisateur québécois de trente-quatre ans, signe avec Les Chambres Rouges un film fascinant, bien que glauque à l’extrême, qui embrasse beaucoup et étreint fort bien.
Le film commence entre chien et loup sur un thème, signé du frère du réalisateur, rappelant les ritournelles composées par François de Roubaix dans les années 70 : une grande brune (Juliette Gariépy) pénètre dans un gratte-ciel, franchit le contrôle de sécurité de ce qui s’avère être un tribunal. Elle vient y assister au procès d’un homme accusé d’avoir kidnappé, torturé et assassiné trois adolescentes, non sans avoir filmé le tout pour le revendre au plus offrant. Le spectateur, d’office, est happé.
Les Chambres Rouges revisitent un vieux mythe, aussi vieux que l’invention du cinéma : celui du snuff movie. Le mot désigne ces films mettant en scène un meurtre réel, dont les copies s’échangeraient – forcément - sous le manteau. Guillaume Apollinaire en faisait déjà le prétexte d’une historiette («Un beau film ») en 1907. Si leur existence n’a jamais été attestée, internet et ses tréfonds – le darkweb – en ont rendu plus glaçante encore la possibilité. D’ailleurs, les images macabres, produites « gratuitement » et sans contrepartie financière, y sont légions depuis longtemps : des exécutions de Daesh aux plans de drone filmant la guerre, en Ukraine ou ailleurs, difficile d’échapper à ce déversement pour quiconque s’aventure sur les réseaux sociaux et malgré la vigilance des modérateurs employés par Facebook et consorts pour filtrer les contenus violents et inappropriés. Et Les Chambres Rouges d’évoquer donc pêle-mêle beaucoup de grandes angoisses de notre époque, matérialisées dans des faits divers comme l’affaire Luka Rocco Magnotta, du nom d’un jeune canadien qui s’était filmé en 2012, en train de mutiler, démembrer et violer un homme, son amant d’un jour, qu’il venait de tuer. Avant de diffuser la vidéo de 11 minutes (il l’avait dénommée 1 Lunatic, 1 Icepick) sur un site spécialisé dans les scènes sanguinolentes.
L’on pense aussi à Silk Road, cette Marketplace du darkweb réservée à des transactions illégales (drogues etc.) ayant généré 1,2 milliards de $ de chiffre d’affaires entre 2011 et 2013. Son créateur, Ross William Ullbricht, un jeune Texan de bonne famille, mû par des idéaux libertariens, a commencé à purger il y a dix ans deux peines de prison à perpétuité. Le film fascine ainsi par sa façon de représenter cette fluidité permise par la navigation sur internet, l’anonymat et le sentiment de toute-puissance plus ou moins illusoires dont celle-ci peut donner l’impression, les pulsions voyeuristes qui s’y trouvent encouragées. Non sans habileté, le scénario de Pascal Pate se choisit pour guide un personnage principal mystérieux et fuyant, dont les intentions nous demeurent inconnues, semblable à un écran opaque sur lequel le spectateur est libre de projeter ce qu’il veut. Mannequin et joueuse de poker en ligne, Kelly-Ann fait tout à la fois figure d’archétype, de fantasme, de cas clinique, incarnant la millenial indépendante et solitaire, que le commerce en ligne a délivrée des obligations d’une vie sociale et professionnelle typique, ayant choisi d’embrasser pleinement son destin d’être quasi-virtuel. Vivant dans appartement quasiment vide, au sommet d’une tour surplombant la ville (Montréal), accaparée par ses deux écrans d’ordinateur et le monologue qu’elle entretient avec son assistante vocale, sa tranquillité se voit momentanément troublée par une adolescente un peu paumée, qui s’est pareillement prise de passion pour le procès. Si les passages racontant leur rencontre parfois semblent maladroits, c’est aussi que IRL (« in real life ») comme on dit, dans la vie, les maladresses sont plus visibles. Lady of Shalott, c’est le pseudonyme choisit par Kelly-Ann, faisant référence à l’héroïne d’une légende arthurienne condamnée à n’apercevoir le monde qu’à travers un miroir. C’est là tout le talent de Pascal Plante, de donner une saisissante variante contemporaine de ce conte, et de bien d’autres : Ulysse écoutant chanter les sirènes, Persée affrontant la Gorgone Méduse. De vieilles et éternelles légendes nourries de questionnements que la montée en puissance de l’intelligence artificielle rendra bientôt encore plus vertigineuses.
La salle où on l’a vu ?
UGC Ciné-Cité Les Halles, salle 8 : Au supermarché, au cinéma, partout, on a appris à se passer d’un adjuvant humain pour faire ses achats, et quand une machine ne fonctionne pas, comme c’est le cas aujourd’hui, au moment de glisser notre carte (comme si quelque chose, un chewing-gum ? faisait obstruction à l’intérieur), il nous suffit d’aller à celle d’à côté. Nous voilà salle 8 pour ce film qui ne passe plus que dans deux salles à Paris. Voilà ce qui explique probablement que cette séance du midi est fort bien remplie. Juste en face se trouve un café quasiment inoccupé, si ce n’étaient deux dames. On se dit que le lieu, bien que plongé dans le ventre des Halles, n’a pas l’air désagréable et que le cinéma dispose dans ses espaces intermédiaires de lieux ou on peut s’asseoir tranquillement et, même sans être importuné par des voisins. Nous ne sommes pas les seuls à le penser, en vérité, puisqu’en sortant nous trouvons ledit café quasi-plein. Une autre chose nous surprend et en même temps ne nous surprend pas : l’escalier que nous rencontrons en poussant la porte de la salle 8 (laquelle porte ne se referme pas toute seule, nous l’aidons donc). Au cours de nos visites dans les cinémas parisiens ces derniers mois, nous avons constaté que de nombreuses salles parisiennes ne sont pas accessibles aux personnes à mobilité réduite, ou alors au prix d’efforts qui peuvent être dissuasifs. Quelqu’un s’en offusquait sur TripAdvisor en 2018 en prenant une belle photo de l’escalier menant à cette salle de 91 places. Mais sur les 37 salles que compte le cinéma, trois seulement ne sont pas accessibles aux personnes à mobilité réduite.
Synopsis
Kelly-Anne (Juliette Gariépy) se réveille chaque matin aux portes du palais de justice pour s’assurer une place au procès hyper-médiatisé de Ludovic Chevalier (Maxwell McCabe Lokos), un tueur en série duquel elle est obsédée. Au fil des jours, la jeune femme tissera des liens avec une autre groupie (Laurie Babin), ce qui l’extirpera momentanément de sa solitude étouffante. Mais à force de côtoyer les parents des victimes dans un procès qui s’enlise, Kelly-Anne a de plus en plus de difficulté à maintenir son équilibre psychologique et à assumer sa fixation maladive pour le bourreau. Elle tentera alors par tous les moyens de mettre la main sur l’ultime pièce du puzzle : la vidéo manquante du meurtre d’une des victimes avec qui elle a une inquiétante ressemblance.
Internet et sa modération : quelques faits
Les Français recordmen européens des propos haineux ?
Un rapport rendu public par X (ex-Twitter) récemment présentait la France comme le champion en Europe des propos haineux et violents sur son réseau social, loin devant l’Allemagne et l’Espagne. On le sait, en rachetant X, Elon Musk a choisi de se séparer d’une bonne partie de l’équipe de modération. 52 modérateurs (le chiffre exact n'est pas connu) s’efforcent ainsi de canaliser les passions virtuelles des utilisateurs francophones de X et les multiples propos qui s’y tiennent et tombent sous le coup de la loi.
Qui gardera les gardiens ?
Une bataille judiciaire a mis aux prises Meta et des employés de Sama au Kenya à qui l’entreprise californienne confiait la modération de Facebook en Afrique de l’Est. Est en partie en cause le manque de soutien psychologique offert à des employés visionnant quotidiennement décapitations et autres horreurs. Depuis, Sama a annoncé cesser la modération de contenus. Trevin Brownie, l’un des plaignants, expliquait ainsi à La Voix du Nord : « Les humains font des choses à d’autres humains que je n’aurais jamais imaginées », lâche-t-il : « Les gens n’ont aucune idée des vidéos malsaines (…) auxquelles ils échappent ».
Cette lacune n’est pas le fait de tous les prestataires spécialisés dans le Trust & Safety. On l’a expliqué notamment dans notre reportage en Colombie, chez l’un des spécialistes mondiaux. (En-Contact numéro 130).
Benoit Hocquet.
Pascal Plante : «Les femmes éprouvent une attirance magnétique pour les tueurs dans les films et les séries.»
Selon l’Internet Movie Database (IMDb), on compte plus de 5000 films ou séries répertoriés sous l’étiquette « serial killer ». La fascination morbide qui leur est consacrée atteint aujourd’hui son paroxysme avec toutes les séries de « true crime » qui affluent chaque mois (semaine ?) sur les Netflix de ce monde. Pourtant, un phénomène curieusement sous-étudié, autant à l’écrit qu’en audiovisuel, est l’attirance magnétique que les femmes éprouvent pour ces tueurs. C’est immanquable : aussi abject soit le meurtrier, il se fera courtiser par bon nombre d’admiratrices (Charles Manson recevait toujours environ 20 000 lettres par année, incluant des demandes en mariage quotidiennes, jusqu’à sa mort en 2017). Et cette fascination débute dès l’arrestation du suspect. À chaque procès médiatisé, c’est inévitable: des « groupies » s’ameutent dans les salles d’audience. Et elles sont majoritairement des femmes. Mais qui sont-elles ? La réponse est complexe et comporte plusieurs facettes, mais la question en soi fut assez obsédante pour stimuler mon imaginaire.
Angoisse pandémique aidant, je suis tombé dans un rabbit hole de recherche glauque qui m’a également amené à lire sur la cybersécurité et sur les crimes technologiques. Je voulais que le tueur fictif de ce film-en-devenir soit un produit de son époque : il allait de soi de réfléchir aux nouveaux médias pour façonner son profil psychopathique. Et puis, en préparation à ce projet, j’ai regardé beaucoup (trop) de films tordus... au point de flirter avec une apathie face aux images extrêmes que je consommais. Mais l’horreur ne se retrouve pas qu’en fiction : les bulletins de nouvelles sont bien souvent tout aussi sordides. Dans ses derniers écrits, la critique de la culture Susan Sontag disait que le flot incessant d’images violentes dans nos sociétés immunise les téléspectateurs et finit par saper leur capacité à réagir ; que cette diète quotidienne d’horreur suscite finalement de l’indifférence plutôt que de l’outrage ou même de la compassion. Au sommet de sa « popularité », il est estimé que la vidéo du meurtre de Jun Lin par Magnotta a été regardée plus de 10 millions de fois en 24 heures. Qu’est-ce que cela raconte sur nos pulsions profondes ? Sur notre société ? Aujourd’hui, être « fasciné » plutôt que « dégoûté » par un crime odieux est plus que jamais plausible. Et que dire des médias qui « glamorisent » les tueurs à coup de surnoms et de gros titres qui stimulent l’imaginaire pour générer des clics ? Dans un monde où ils sont traités comme des rockstars, devons-nous nous surprendre de leur pouvoir d’attraction ?