Tombeau pour une employée de centre d’appels : About Kim Sohee
Les termes service client, expérience collaborateurs, anti-churn, performance opérationnelle, vous sont familiers ou font partie de votre métier ? Vous vous bagarrez gentiment parfois avec votre CFO ou siège afin d'adapter les objectifs financiers qui vous semblent adaptés à votre pays, contexte, marché ? Alors, courez voir l'histoire vraie d'une agente de call-center qui s'est suicidée, ainsi que son manager avant elle. En vrai. Encore en salles dans 130 cinémas en France, About Kim Sohee est un choc salutaire, une expérience. Il faut rappeler qu'il reflète une réalité et non celle de tous les plateaux téléphoniques.
Les faits Début 2017, à Jeonju, une petite ville de Corée, une jeune lycéenne de 19 ans se donne la mort en plongeant dans un réservoir. Stagiaire depuis quelques mois chez un prestataire en externalisation de service client, LBHunet, elle ne supportait plus les conditions de travail et la pression à laquelle elle était soumise dans le centre d’appels. L’enquête qui a suivi ce tragique fait divers a levé le voile sur les infractions aux codes du travail dont le prestataire se rendait fautif, ainsi que sur les conditions de ces premiers stages professionnels, qui fournissent aux entreprises de la main d’œuvre pas chère, corvéable à merci et au statut mal identifié. Cette lycéenne, employée au service « anti-churn » qui a pour objectif principal la rétention de clients, était évaluée selon trois critères : le taux de résiliation, de renouvellement et de contrats signés, et soumise à un quota de 35 appels traités par jour, sous peine de se voir rétrogradée dans un classement maison et son salaire réduit en conséquence.
En janvier 2017, le prestataire a présenté des excuses publiques auprès de la famille de son ex-employée, accompagnées de dommages et intérêts et de la mise en place de mesures préventives afin que cela ne se reproduise pas. Le client-donneur d’ordre, la filiale télécom de LG, n’a pas participé aux négociations ayant mené à cet accord. About Kim Sohee de July Jung s’inspire de l’histoire de cette jeune fille. Trois ans auparavant, un manager de ce même service et de cette plate-forme dédiée à la rétention, s’était également donné la mort.
Le film Dans sa première heure, About Kim Sohee appartient au genre du teen movie. Il met en scène le quotidien d’une adolescente passionnée de danse, comme on le découvre dans une longue scène introductive où elle répète inlassablement un enchaînement compliqué, et ses rencontres avec ses amis. Mais, bientôt, le film se distingue des fleurons du genre en confrontant cette héroïne à des réalités de l’existence autrement plus pressantes peut-être que des premières amours : la découverte du monde du travail. Élève en lycée professionnel, Kim Sohee (jouée par Kim Si-eun) décroche, par l’entremise d’un de ses professeurs, un stage dans un centre d’appels. A la fierté initiale du premier emploi succède rapidement le sentiment de vivre un calvaire. Injures au téléphone, pression constante, salaires rognés et primes non payées, sentiment de faire de l’obstruction plutôt que du service client. Les vexations s’accumulent pour Kim Sohee. Et voilà le film qui vire imperceptiblement au mélodrame, mêlé d’enquête policière, rendant un dernier et poignant hommage à cette, ces étudiants immergés brutalement dans une réalité professionnelle ingrate, à laquelle rien ne les préparait, sciemment trompés et exploités par leurs employeurs. Le film avance une morale, par le biais de l’inspectrice peu commode (excellente Doona Bae), qui prend au bout d’une heure le relais de Kim Sohee, pour enquêter sur la mort de cette dernière : « Il ne faut pas mépriser les gens qui font des métiers ingrats. » Il évoque en même temps une Corée contemporaine, obnubilée par la performance et le poids des responsabilités, lesquelles s’incarnent dans les chorégraphies savantes et exigeantes de la K-Pop, l’industrie du rêve coréen subventionnée à grand frais par le gouvernement.
La salle Le film était diffusé au MK2 Quai de Seine. Évidemment, on s’est trompé, et on s’est présenté au MK2 Quai de Loire qui lui fait face. 100 mètres, par-dessus le Canal de L’Ourcq, séparent à vol d’oiseau les deux cinémas, 500 mètres à pieds en passant devant la Rotonde de Stalingrad. Le Zéro de Conduite, qui assurait la navette entre les deux cinémas, ne semble plus en circulation. Le film est diffusé en Salle 3, où une odeur légèrement nauséabonde semble nous accueillir. Est-ce dû à la proximité des eaux du canal ? Est-ce fortuit ? Bientôt, elle disparaît ou peut-être nous nous habituons. La salle, relativement spacieuse (118 places), présente un public très clairsemé en cette première séance de la journée, à 10h. En ce début avril, il convient de venir pas trop découvert, si l’on ne veut pas avoir froid. Benoit Hocquet.
A quoi peut servir un film ? On peut se demander parfois si les films, les livres, les oeuvres d'art ou les tracts des syndicats sont réalistes, représentent fidèlement le réel et sont donc susceptibles de ranimer ou d'éveiller en nous ce qui reste d'âme, d'envie de continuer le combat. Dans la joie ! Dans mon panthéon personnel, About Kim Sohee rejoint Sorry we missed you (Ken Loach), Service Clientèle (Benoit Duteurtre), Les Barbares, essai sur la mutation (Alessandro Baricco), Merci Patron et Debout les femmes (François Ruffin) et La Vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balai mécanique (Jean Anouilh). Eloge du carburateur (Matthew Crawford) Et “We won't get fooled again” (The Who, Who's next), bien sûr. Le film évoqué cumule, à date, 55 000 entrées en France.
Nb : Dans chaque numéro d’En-Contact, un film vu et apprécié, ce qu’il peut évoquer et apprendre à un passionné ou professionnel du service client. Et quelques lignes sur la salle de cinéma où on l’a vu, et l’expérience cinéma qu’on y a vécue.
Benoit Hocquet et Manuel Jacquinet.