Les Bauges, c’est Sundance en France, sans le festival, mais avec la tome. La Savoie secrète
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Au milieu coule une rivière. Au Carrefour Contact, on croise un célèbre journaliste d'investigation. A Arith et à Ecole, les miches sont savoureuses. Les Bauges, c'est Sundance, avant le festival.
Le Chéran, l'une des dernières rivières sauvages en France, prend sa source dans les Bauges et se jette dans le Fier, vers Rumilly. Si vous vous arrêtez à Lescheraines, bourg animé les jours de marché et point de passage entre les vallées baujues, vous serez, les matins de soleil et lorsque la brume sera levée, comme appelé par la rivière et ses galets qui pétillent au fond de l'eau grise et verte. Leurs clins d'oeils sont fugaces. Le bruit du Chéran et ses petits rapides sont déjà une promesse de bonheur. La boulangerie d'Ecole-en-Bauges, La Lanterne qui rugit-une librairie associative- la Coopérative de Lescheraines, manque-t-il quelque chose dans ces vallées secrètes restées à l'écart des mannes apportées par l'or blanc. Pour le rester, les paradis doivent-ils demeurer secrets ?
En Savoie, les Bauges nous incitent à répondre à cette brûlante question. A trente minutes à peine d'Annecy et de Chambéry ou d'Aix-les-Bains, les Bauges, c'est le Lubéron de la Savoie, sans les stars, sans Porsche Cayenne et domaines viticoles rachetés à prix d'or, ces domaines où l'on se reconvertit, quand on a été un Brad Pitt dans son domaine. Mais on y trouve et rencontre des librairies, des traders reconvertis, des moniteurs de ski qui tiennent des boutiques et sont encore à la caisse (Guerraz Sports). des monuments en métal, tel Lunerus et même.. un journaliste d’investigation célèbre, salarié d’un quotidien du soir ! ( Fabrice Lhomme, qu'on peut croiser parfois au Carrefour Contact du Châtelard). L’envoyé spécial des Cahiers de l'Expérience Client vous livre quelques bribes de réponse et partage quelques secrets baujus sur les fondements de l'expérience client.
On ne peut s’occuper de la question du service client que s’il y a des clients. La première étape consiste donc à proposer quelque chose d’unique si possible, et ensuite à en maitriser la distribution. Du bon pain à la farine Kamut, ou un gruyère du cru, tel le Margériaz. Ça, Amazon ou Fromagesdiscount.com ne savent pas encore faire ou livrer.
Il faut se hâter lentement, comme dans la montée des sentiers, sans mourir idiot. Parler anglais fait désormais partie des pré-requis pour devenir moniteur de ski. Les sites web marchands permettent de livrer sur toute la France (si l’on résout le problème de l’emballage) de conserver ses clients ainsi que la relation directe avec ceux-ci. On peut donc se développer ou développer son entreprise, sans résider à la capitale.
La capacité à travailler ensemble, en étant solidaires, en comptant sur des ressources engagées, contribue à la résolution de l’expérience collaborateurs. C’est ici un peu plus facile qu’ailleurs parce que les employés ou salariés connaissent, dans ces vallées éloignées, la valeur d’un travail stable et sont attachés à rester y habiter. Pour ceux qui y arrivent d’ailleurs, comme ils ont longtemps espéré de pouvoir s’y installer, ils sont donc en général fidèles à l’entreprise et ponctuels. Mais, dès qu’on s’éloigne de ces vallées ou que les personnels ou les collaborateurs sont de passage, cette martingale opère moins. La valeur travail semble répartie de façon disparate. À quelques kilomètres près, elle peut avoir fondu (lire plus bas).
Savoir compter. On allait oublier un point important : les montagnards ont gardé la mémoire des périodes difficiles. Ils savent donc calculer. En conservant la maitrise de leur distribution, les producteurs-cueilleurs de Tome des Bauges AOP parviennent à maintenir la qualité et la rareté des produits et donc, leurs prix et leurs marges. Le lait nécessaire pour fabriquer la tome des Bauges est acheté à chacun des membres de la coopérative 50 cts le litre environ, contre 29 cts en moyenne en France (en 2016) selon le cours du jour. Et les paysans sont souvent associés dans la Coopérative.
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Roc des Bœufs – © DR
Le Chéran, Lunérus, Skiply, TPLM, etc, ce et ceux qu’il convient d’aller voir ou visiter en Bauges
La sous-région de France que visitent chaque année des millions de skieurs intermittents est la deuxième région plébiscitée par les clients d’Airbnb qui viennent en France. Elle a concocté des recettes particulières pour accueillir ceux-ci, souvent étrangers et alors même que les flux de visiteurs sont de plus en plus difficiles à planifier. Elle fût en effet longtemps italienne, conserve de nombreux irréductibles de l’indépendance (vous les reconnaitrez à la plaque d’immatriculation spécifique dont ils ont doté leurs bolides. Celle-ci est flanquée de la croix de Savoie et de la déclaration textuelle: Savoie Libre), autant de signes qui font douter d’un alignement parfait en Savoie sur les canons du service client en vigueur partout ailleurs.
Récolter et fabriquer, planifier, recruter, se souvenir du passé quitte à demeurer un peu sauvages, telles sont quelques-unes des règles d’or qui régissent et ordonnent l’expérience client savoyarde. En Bauges, de nombreux chalets sont construits par des artisans locaux, tels John Cochet ou Vanin. Ces charpentiers de montagne expérimentés s’appuient souvent, pour leurs constructions, sur le terrassement et le gros œuvre réalisés au préalable par l’entreprise TPLM (Damien Regairaz) dont les camions et grues sillonnent la vallée. Les fenêtres pourront être fournies et faites sur mesure par Cottet SA, l’usine et l’entreprise sise à École-en-Bauges.
Depuis juillet 2017, Lunerus, la fameuse statue de ferraille qui célébrait, à sa façon et depuis les années 60 la conquête de l’espace, a été rénovée et trône près de la Croix du Nivolet, au Sire. Comme souvent en Savoie, des tas de trésors et de savoir-faire et convictions ont perduré ici, qui rendent le séjour unique et inspirant : à la Magne (Saint-François de Sales), Jean-Paul Pernet perpétue, quand il n’est pas sur son tracteur, la tradition de l’argenterie des Bauges. La French Tech est présente, au chef-lieu de la vallée voisine (le Châtelard) avec Skiply, la start-up dont les boitiers connectés essaiment un peu partout (ces boitiers qui vous proposent de mesurer l’expérience client que vous avez vécue en aéroports ou au supermarché, via des smileys qui indiquent votre niveau de satisfaction). Skiply vient d'être rachetée par Taqt.
A l’image du Chéran, la rivière qui prend naissance dans les Bauges et file ensuite vers Rumilly (Haute-Savoie) la région peut sembler sauvage. Mais elle cache des paillettes d’or. Et charrie des truites. « Les Bauges, c’est Sundance, sans le festival », indique un connaisseur et cinéphile.
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Le Château de Bourdeau – © DR
Vendangeurs et réceptionnistes ? Recrutement parfois délicat, ainsi que la planification
Dès le mois de novembre ou de juin, les professionnels de l’hôtellerie, des stations de ski ou des vignes planifient le recrutement des équipiers, serveurs, cuisiniers et s’arrachent aussi les cheveux. Dans son cadre idyllique (au-dessus du lac d’Aix-les-Bains), le Château de Bourdeau a fière allure et bonne presse. Moins d’un an après son ouverture, son propriétaire* – un producteur de cinéma – ne déclare pas de problème de remplissage pour l’établissement qu’il a pris le soin de décorer de façon originale. Chaque chambre dispose d’une ambiance propre, souvent inspirée par le cinéma. Ici, le passionné de montagne qui s’est découvert un nouveau métier ne peste pas contre Booking : « C’est un apporteur de clients dont on ne peut pas se passer ». Mais il reconnait la difficulté à trouver du personnel motivé et adapté aux standards du service client et qui sont devenus la norme.
« Je suis très vigilant sur la qualité de l’expérience client que nous faisons vivre aux visiteurs, je regarde les avis clients. Le plus délicat, c’est tout de même cette difficulté à recruter des professionnels dans nos métiers. Je les paye dans les standards du marché, que je suis attaché à découvrir. Mais peut-être qu’au regard des contraintes de ces métiers, horaires décalés, les jeunes ne sont plus disposés à les accepter du moins pour le salaire que nous leurs proposons. Par ailleurs, tous ceux qui postulent n’ont pas forcément le niveau adéquat. Il faut un minimum de jugeote, de culture pour servir des clients désormais, et parler anglais. On a donc un taux de turn-over important. Gérer des intermittents et techniciens du spectacle, je sais faire. Je découvre que, dans l’hôtellerie, c’est au moins aussi complexe. »
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Tu seras un bon à rien, John Cochet.
Si vous poussez plus haut, vers la Féclaz, sur la route qui mène au paradis selon moi, sur votre gauche, vous apercevrez un atelier et des fourgonnettes, garées devant. Ici vit et travaille un charpentier un peu fou et resté drôle, malgré les petits cabossages de la vie et de l'enfance. John Cochet devait être un bon à rien, selon ses profs et son entourage. Il les a fait mentir, tant mieux.
Il raconte son parcours dans un livre aussi vrai que lui et sans fioritures, Tu seras un bon à rien, qu'on est fiers d'avoir édité. Le livre n'est pas à vendre sur Amazon (ces grands menteurs) mais sur notre site web ou à la Fnac. Très bientôt, John Cochet lancera ses modules (savoyards/ diots inside) de formation-pour aider les jeunes artisans, les auto-entrepreneurs, à ne pas faire les mêmes bêtises que lui. Les gonzes*, commencez par lire le livre. Ceux qui l'ont fait et se sont délestés de quelques euros ne le regrettent pas.
Rudes mais fidèles.
J'ai oublié le plus important : dans les Bauges, les gens ne pratiquent pas trop la novlangue qui associe dans chaque phrase les mots ou expressions : bienveillance, agents IA ou “regarde sur Slack”. N'ayant pas besoin de feindre l'attachement à la nature, aux arbres et aux cours d'eau, ils ne portent pas souvent des baskets Veja à leurs pieds. Ils sont vrais, parfois rudes. Souvent fidèles et rigolards, quand ils vous ont adopté. Fréquemment, pour joindre les deux bouts, ils exercent plusieurs métiers sans savoir qu'avant l'heure, ils furent des slasheurs, des multi-taskers.
*Jean-Luc Michaux, qui avait répondu à nos questions lors de la première rédaction de cet article, a depuis vendu l'hôtel à Guerlain Chicherit, entrepreneur en Savoie et sportif.
**en argot savoyard: les gens.
Prochain reportage: à l'Auberge d'Aillon et d'Ailleurs, à Aillon.
Sundance: première station de ski “écologique”, achetée par Robert Redford en 1967 qui y a associé ensuite le Festival de cinéma indépendant de Sundance, créé lui en 1978.
Par Manuel Jacquinet