Köln 75, le concert de Keith Jarrett, raconté par celle qui l'organisa, Vera Brandes

« C’est Vera Brandes qui a organisé le concert, qui a convaincu Keith Jarrett de monter sur scène. Elle n’a pas touché un centime. Personne ne l’a remerciée ». Au rythme de Vera, réalisé par Ido Fluk, est sorti en salles. Il fait très chaud. Au cinéma, il fait bon. Ne loupez pas Köln 75 ( titre original du film), qui raconte l'organisation rocambolesque du concert de Keith Jarrett, en 1975, fût enregistré, malgré une montagne d'obstacles. N'est-ce pas un point commun à quantité de projets artistiques ?
« Mais où étiez-vous pendant tout ce temps* ? »
Voilà les mots qu’a prononcés Vera Brandes, l’organisatrice du Köln Concert (Keith Jarrett), lorsque l’équipe de production du film l’a retrouvée sur une plage, en Grèce, après qu'a surgi l’idée de faire un film sur ce qui s’est passé à Cologne, en 1975.

Personne, sinon l’auteur d’un article dans un magazine, n’avait raconté l’histoire de.. l’échafaudage du concert de Cologne, l’histoire de VB. Sans Vera Brandes, une jeune femme ambitieuse et novice de 18 ans, le concert que donna Keith Jarrett à l’Opéra de Cologne, il y a cinquante ans, n’aurait jamais eu lieu. Pas plus que l’enregistrement du disque de jazz solo le plus vendu au monde : The Köln Concert paru chez ECM.
Au rythme de Vera (titre original: Köln 75) est un film merveilleux, mais pas un film sur ce concert, c’est un film sur Vera Brandes. Un film qui parle de ceux qui, souvent dans l’ombre, souvent oubliés, contribuent à permettre des expériences qui font l’histoire. Un film sur les échafaudages, comme l’exprime la voix off qui ouvre le film. Une séquence très forte et loin d’être la seule. Un film sur un piano Bösendorfer quart de queue défectueux. Le film, ce dont il parle, et quelques confidences de son réalisateur, Ido Fluk
L’histoire
En 1975, Vera Brandes, une jeune femme ambitieuse de 18 ans, va défier les conventions, s’opposer à ses parents et prendre tous les risques pour réaliser son rêve : organiser un concert de Keith Jarrett à l’Opéra de Cologne. Son audace et sa détermination vont donner naissance à un des enregistrements mythiques du XXe siècle : The Köln Concert. Cinquante ans se sont écoulés depuis ce concert légendaire du 24 janvier 1975 à l’Opéra de Cologne. Keith Jarrett y a improvisé seul sur un piano à queue, un Bösendorfer quart de queue défectueux, comme on l’a appris plus tard, au lieu du Bösendorfer Imperial 290 qu’il exigeait habituellement. Les enregistrements de cette soirée ont été édités par ECM sous le titre THE KÖLN CONCERT et sont devenus un véritable phénomène commercial. Avec plus de quatre millions d’exemplaires vendus, ce double album à la pochette blanche emblématique reste l’album de jazz et l’enregistrement de piano solo le plus vendu de l’histoire.
Ce succès est d’autant plus étonnant lorsque l’on sait que Keith Jarrett s’est lui-même détourné de cet enregistrement, le jugeant inférieur. Avis d’ailleurs partagé chez ECM Records, le label de jazz contemporain fondé en 1969 à Gräfelfing par Manfred Eicher, Manfred Scheffner et Karl Egger. Pourtant, ce concert, devenu légende, a bien failli ne jamais avoir lieu. S’il s’est tenu, c’est en grande partie grâce à la force de persuasion de Vera Brandes, alors âgée de 18 ans, qui en était la promotrice. C’est elle qui convainc Keith Jarrett de s’asseoir à un piano quart de queue dont les défauts allaient l’obliger à repenser entièrement son improvisation. Vera Brandes était déjà bien connue à Cologne : née en 1956, elle a 16 ans lorsqu’elle organise sa première tournée pour le jazzman britannique Ronnie Scott. En 1974, elle lance la série « New Jazz in Cologne »,

Elle parvient ensuite à faire venir Keith Jarrett à Cologne. Il y vient en 4L, après avoir roulé la nuit dans la voiture conduite par le patron d'ECM.
Une histoire de détermination et d’appels téléphoniques.
Lorsque nait l'idée du film, la première initiative a été de prendre contact avec l’équipe de Keith Jarrett. « La réponse ne s’est pas fait attendre. Polie, mais catégorique : "Désolé, mais non, ça ne se fera pas," rapporte Sol Bondy. « C’est à ce moment-là que beaucoup auraient jeté l’éponge. Mais nous étions tellement convaincus par l’idée, enthousiasmés par son originalité, que nous avons fait le choix de continuer : écrivons le scénario, et on réessaiera plus tard. AU RYTHME DE VERA est un film qui rend hommage à Keith Jarrett, à son génie, à sa musique. » Pendant ce temps, Sol Bondy a réussi à retrouver Vera Brandes sur Internet. Il l’appelle pour lui présenter le projet de film, un film dont elle serait le personnage principal, à condition qu’elle donne son accord. « Il y a eu un long silence… sûrement plus court en réalité qu’il ne m’a semblé. Je savais que tout reposait sur sa réponse » se souvient Sol Bondy. « Puis, après cette longue apnée, elle a poussé un profond soupir avant de s’exclamer : "Enfin !" ».
Il poursuit : « J’ai tout de suite ressenti l’intensité de ce moment pour elle. Elle s’est immédiatement livrée et ne s’est finalement jamais arrêtée depuis. Elle est devenue notre pilier, notre alliée indéfectible, tout comme elle avait dû l’être à l’époque, lorsqu’elle organisait seule des concerts de jazz à Cologne. » Très vite, Vera Brandes entre en contact direct avec Ido Fluk. Ils échangent par Skype pendant huit heures au total, au cours desquelles elle dévoile chaque détail de ce qui se passait au début des années 70. Ces entretiens ont servi de base pour le scénario du réalisateur newyorkais. « C’est pourquoi, dès l’ouverture du film, on lit : « KÖLN 75 – raconté par Vera Brandes en personne. » C’est son histoire, sa vision — sans équivoque », conclut Fred Burle (..)
Pourquoi Vera Brandes ? Pourquoi le concert de Cologne ? Pourquoi un film avec et sur la musique ?
Interview de Ido Fluk (le réalisateur)

Par quoi avez-vous commencé ?
Ido Fluk : Nous avons commencé par chercher Vera Brandes. Nous l’avons trouvée sur une plage en Grèce. Ses premiers mots ont été les suivants : « Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ? » Elle attendait depuis des années que quelqu’un raconte son histoire. Dès nos premiers échanges, il est vite devenu évident que son parcours ferait un film formidable. Je tenais à lui rendre justice, à mettre en lumière le rôle crucial qu’elle a joué dans ce concert historique. C’est quelque chose d’important à mes yeux. Lorsqu’on évoque le concert du 24 janvier 1975 à l’Opéra de Cologne, son nom est trop souvent oublié. On a l’impression qu’elle a été effacée de l’histoire. Nous avons donc fait de cette injustice notre point de départ : corriger l’histoire. Car sans Vera Brandes, ce concert n’aurait jamais vu le jour. La plupart des films musicaux se concentrent sur les artistes. Mais à mes yeux, les histoires les plus palpitantes sont souvent celles des gens de l’ombre. C’est pareil au cinéma : on parle beaucoup des réalisateurs, mais presque jamais des producteurs. AU RYTHME DE VERA, est un film sur une productrice. Sur celle qui, dans l’ombre, pilote et gère les crises. Car si elle ne le fait pas, la magie n’opère pas. C’est précisément ce qui m’a attiré. Je voulais raconter l’histoire de cette femme, et à travers elle, parler de la création artistique, de ce qu’elle signifie. Au cœur de ce récit se trouve une vérité valable pour toutes les œuvres d’art de l’histoire de l’humanité : ce sont les obstacles, les blocages, les contraintes, qui façonnent l’œuvre. Et l’artiste doit les affronter pour créer quelque chose de bon. Je me suis souvent posé cette question, et je pense que c’est aussi celle que le spectateur doit se poser : est-ce que le concert de Cologne aurait sonné de la même manière s’il n’y avait pas eu ce piano injouable sur scène ? Ce que nous entendons est le produit des conditions de création. Les artistes doivent sans cesse faire face à des difficultés. Il faut apprendre à les accepter. Ce sont nos capacités à les résoudre qui nous permettent de créer quelque chose de meilleur, de nouveau. Keith Jarrett a joué ce soir-là comme aucun autre soir de sa vie, parce qu’il a joué contre le piano. Il a dû se limiter au registre medium, car les aigus et les graves étaient défectueux. Ce qu’il a joué a trouvé un écho chez un très grand nombre de gens. J’y ai moi-même reconnu mes propres expériences de cinéaste. En tant que réalisateur, on affronte ce genre de problèmes tous les jours : pas assez de temps, pas assez d’argent, pas le bon matériel, des retards ou encore des imprévus. Il faut inventer des solutions. C’est ça, le cinéma. C’est là que naît la magie. C’est ça, le métier. Et tout cela se retrouve dans l’histoire de Vera Brandes et du concert de Cologne. Une histoire parfaite de création artistique.
Et sans avoir le droit d’utiliser la musique dont parle le film. Vous le saviez dès le début ?
Ido Fluk : J’avais entendu plusieurs anecdotes sur Keith Jarrett. Et même dans le film, on sent bien qu’il n’est pas la personne la plus facile à vivre. Cela dit, nous avons contacté son entourage dès les premières étapes du processus. Ils nous ont tout de suite fait savoir qu’ils ne souhaitaient en aucun cas être associés au film. Keith n’aime pas ce concert. Il estime avoir donné de bien meilleurs concerts. Et pour ce que ça vaut, je suis plutôt de son avis. Mais je pense, et c’est là où nos avis divergent, qu’il y a une raison pour laquelle ce concert-là, précisément, a transcendé la culture populaire. Je pense également que l’histoire de Vera Brandes mérite d’être racontée. Elle a été une figure essentielle de la scène musicale de l’époque. C’est Vera Brandes qui a organisé le concert, qui a convaincu Keith Jarrett de monter sur scène. Elle n’a pas touché un centime. Personne ne l’a remerciée.

Et vous avez dû créer un film sur le concert de Cologne sans pouvoir en utiliser la musique ?
Ido Fluk : C’était un défi excitant. Et stimulant. Ce que je disais à propos des obstacles, des résistances, des blocages : ils améliorent l’art, parce qu’ils vous obligent à trouver des solutions créatives. J’avoue avoir eu un petit moment de panique. Comment faire ? Mais très vite, je me suis dit : de toute façon, cette musique ne pourrait jamais vraiment fonctionner dans un film. Ce n’est pas comme utiliser un morceau pop. Au mieux, on pourrait en passer un court extrait. Mais cela ne transmettrait rien. C’est une œuvre qui n’a de sens que dans son ensemble. Le concert de Cologne n’est pas une chanson pop. C’est une œuvre de jazz longue, ambitieuse, exigeante, qu’il faut écouter dans son intégralité, dans le calme. Je pense même que Keith Jarrett approuverait. Le film fonctionne autrement : on le regarde, et il donne envie de rentrer à la maison, de mettre le disque et d’écouter le concert. Indépendamment du film. Parce que Au rythme de Vera n’est pas à propos du concert lui-même. Il est à propos de Vera Brandes.

Quelle importance accordiez-vous au fait de rendre hommage à l’époque, à la musique de ce temps-là, pour que l’histoire prenne corps ?
Ido Fluk : Si on s’intéresse à l’histoire de la musique des années 70, on constate que l’Allemagne joue un rôle central. Il y a bien sûr les Berlin Jazz Days, l’une des plus grandes scènes internationales de jazz, où tous les plus grands sont venus jouer. Et dans le même temps, la musique électronique naît à Düsseldorf, avec Kraftwerk. Si l’on parle de protopunk et de krautrock, il y a CAN et Neu! deux groupes qu’on retrouve dans notre film. David Bowie, Iggy Pop, Lou Reed ont vécu à Berlin, et y ont trouvé l’inspiration. Tout cela, je le savais. Mais il y a aussi l’autre visage des années 1970 : celui de la résistance, des révoltes étudiantes, de la RAF (Fraction armée rouge), du terrorisme, de la fin des utopies des années 1960. J’ai lu une quantité impressionnante de livres à ce sujet. Mais, en toute honnêteté, la meilleure source a été Vera Brandes. Elle était notre référence, sa parole fait loi. Elle a été incroyablement généreuse, très ouverte. Elle m’a raconté ce que cela faisait de vivre à Cologne à cette époque, ce que signifiait être jeune à ce moment si particulier, ses rapports avec ses parents, et notamment la relation difficile avec son père (..) Le film, c’est la réalité subjective de Vera Brandes. Il existe des milliers d’histoires à raconter. Celle-ci, c’est celle de sa Cologne à elle (..)
Comment vous y êtes-vous pris ?
Ido Fluk : Je ne voulais pas faire un film sur le jazz. Je voulais faire un film qui incarne le jazz. Je pensais souvent à cette phrase de Coltrane : « Si tu veux exprimer quelque chose, commence par le milieu et pars dans les deux directions en même temps. » ente. Et peut-être que mon film peut contribuer à ce renouveau.
Le rôle de Vera Brandes est incarné par Mala Emde. Citations etc, issues du dossier de presse du film, sorti semaine passé en France et distribué par Metropolitan Film Video.
Pour aller plus loin, notre article sur ECM, le label qui édita Köln Concert.