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ECM, the most beautiful sound next to silence. Avishai Cohen, Arvo Pärt. Keith Jarrett

Publié le 21 décembre 2023 à 14:13 par Magazine En-Contact
ECM, the most beautiful sound next to silence. Avishai Cohen, Arvo Pärt. Keith Jarrett

Il est encore temps, à trois jours de Noêl, de partir à la découverte d'un autre monde. Avec Keith Jarrett, Arvö Part, Avishai Cohen, Pat Metheny etc, tous enregistrés et édités chez ECM

Arborant un sigle sobre comme IBM, ou BMW, ECM constitue, à son échelle, une réussite non moins éclatante. Label indépendant à l’exceptionnelle longévité, auquel on a attribué, à tort ou à raison, l’invention d’un son, d’un je-ne-sais-quoi d’inimitable, il est surtout l’illustration de la phrase de Sartre selon laquelle l’existence précède l’essence.

Jazz in the Space Age

Contrebassiste de formation, brièvement passé dans les rangs de l’Orchestre Philarmonique de Berlin, passionné de jazz, Manfred Eicher emprunte 16 000 euros pour fonder ECM en 1969. Un saut dans l’inconnu sans doute moins risqué que celui effectué par Neil Armstrong lors de son premier voyage sur la lune quelques mois plus tôt. Miles Davis vient de sortir In A Silent Way, album pionnier du jazz fusion. Les puristes du genre, pour lesquels le jazz est la cristallisation d’un moment qu’on ne peut pas reproduire, ruent dans les brancards : il a non seulement électrifié sa musique mais l’album est le fruit d’une session d’enregistrement de trois heures, dont les fragments ont été minutieusement réassemblés en une suite cohérente par Teo Macero.

Keith Jarrett, The Köln Concert, album légendaire

Petit producteur local

Plus de cinquante plus tard, ECM, et ses quelques 1500 titres, toisent l’époque tel un improbable monolithe : le label indépendant est tellement indissociable de son fondateur qu’on lui a attribué l’invention d’un son. Un son qui est volontiers qualifié d’aéré, de cristallin, doté d’un écho – une réverb – caractéristique, qui est peut-être une vue de l’esprit, et qui ne rend pas toujours justice à la variété de son catalogue. En fondant ECM, Eicher ne désire rien d’autre qu’enregistrer et publier les musiciens qu’il aime et améliorer les standards de production en vigueur dans le jazz. De son propre aveu, voilà tout ce qui fait tenir ensemble les disques qu’il a produits : un goût propre, une prédilection pour des formations inspirées de la musique de chambre, une certaine retenue dans l’expression et une qualité d’écoute exceptionnelle – qui passe dans le présent exercice par un placement judicieux des micros.

Il crée alors une voie médiane qui concilie expérimentation et accessibilité pour un genre qui, face aux assauts du rock, semble tomber en désuétude, destiné à un public d’amateurs (se pensant) éclairés, de plus en plus clairsemé. En même temps, il offre à Münich, ou à Oslo, où nombre d’albums du label seront enregistrés avec la collaboration précieuse de l’ingénieur du son Jan Erik Kongshaug, un havre pour les musiciens de jazz de tous horizons. Le son ECM, c’est ce que Manfred apprécie, réussit à capter, mais il est aussi parfois le résultat de circonstances favorables, d’une succession d’accidents heureux, pourvu qu’on les organise. 

Après tout, le jazz, ce n’est rien d’autre que cela. Le best-seller du label, qui a bien failli ne jamais voir le jour, le Köln Concert, est le symbole de cette histoire que le succès transforme rétrospectivement en légende. Keith Jarrett demande un Bösendorfer 290 Imperial, on lui fournit un piano en piteux état qui sert aux répétitions de l’Opéra dans lequel doit se tenir le concert, à 23h30. Il souffre de problèmes de dos, d’insomnie, de fatigue, a préféré convertir le billet d’avion qu’on lui a fait parvenir en argent liquide et rallier Cologne à bord de la Renault R4 de Eicher. Jusqu’au dernier moment, il hésite à jouer. Le résultat ? Plus de 4 millions d’albums vendus à ce jour et, à l’époque, de quoi garantir la sécurité financière d’ECM pour de longues années. 

En 1978, ECM met en pratique le programme contenu dans son sigle (Edition of Contemporary Music) en s’aventurant hors du jazz et publie des bandes qui prenaient la poussière chez Deutsche Grammophon, Music for 18 Musicians de Steve Reich, un album qui n’a même pas été enregistré par les ingénieurs du son maison et qui s’écoule à plus de 100 000 exemplaires. Bientôt, il crée une nouvelle collection, dédiée à la musique contemporaine, tendance minimaliste, qui contribue à populariser la musique d’inspiration religieuse d’Arvo Pärt, qu’il a découvert à la radio. Le compositeur estonien est aujourd’hui le plus joué dans le monde derrière John Williams, le compositeur de Star Wars.

L’épreuve du temps

Ce qui manque au fond à l’abondance d’articles consacrés à ECM, s’efforçant de mettre bas les stéréotypes ou de percer les mystères de son esthétique, c’est de rendre justice au talent de Manfred Eicher pour le marketing. Certes, la curiosité de Manfred Eicher a donné lieu à des albums de tous poil, qui ne sont pas réductibles à quelques stéréotypes ; certes, le label a également été l’endroit propice pour une musique jazz accessible à tous , flirtant ou annonçant la mode New Age des années 80, certes nombre d’albums sont marqués par leur esthétique épurée, propice à la méditation, reposante après une journée de travail, mais ce qui rend tout ça cohérent, c’est l’habileté avec laquelle Eicher a su créer une identité propre, dans une économie de niche, grâce à sens commercial aiguisé. Cette marque de fabrique s’incarne dans le célèbre slogan du label adopté dans les années 70, « The Most Beautiful Sound Next to Silence » (le son le plus beau après le silence), lequel suggère une musique discrète, effacée, qui permet de vaquer à ses occupations, dans la lignée de la musique d’ameublement inventée par Satie, mise au goût du jour par Brian Eno. 

Symptomatiques d’une forme de standardisation peut-être, les pochettes des albums, qui privilégient dès le début une sobriété évoquant les enregistrements classiques, affectionnent les photos en noir et blanc quasi abstraites, parfois indiscernables les unes des autres et dont les musiciens sont, à l’inverse des disques de rock, le plus souvent absents. Rien d’étonnant donc que le succès insolent du label lui ait valu son lot de détracteurs et de mauvaise foi : entre adeptes d’un jazz traditionnaliste, qui se doit de swinguer, ou puristes qui privilégiaient à l’époque les productions d’un autre label allemand, Free Music Production, avec une prédilection marquée pour une forme de jazz avant-gardiste, plus désinhibée, bruyante, in your face. 

Ces derniers se voient régulièrement rappeler que Jan Garbarek, quelques décennies avant de s’essayer à un cross-over entre jazz et musique liturgique du Moyen Âge avec Officium (1994), a débuté chez ECM avec des albums free ou que Terje Rypdal et sa guitare électrique sont loin de faire preuve d’une retenue que l’on est prompte à associer à ses origines scandinaves. Ajoutons que deux des innovateurs qu’a compté le jazz au cours du dernier demi-siècle, Derek Bailey et Evan Parker, ont quasiment fait leurs débuts chez ECM (sous l’étiquette The Music Improvisation Company). C’est le problème quand, à la différence d’Eicher, on approche quelque chose plein d’idées préconçues, même si celles-ci se révèlent être fausses. En attendant, il n’y a pas de son ECM mais bien une immense variété d’humeurs, qui vont des albums de Eberhard Weber (à la joliesse desquels il est difficile de ne pas succomber, faisant fréquemment penser à une version jazz de Pink Floyd) aux rêveries de l’Art Ensemble of Chicago, en passant par le jazz fusion de Codona, mêlant inspirations indiennes et brésiliennes (trio qui regroupait Don Cherry, Collin Walcott, Naná Vasconcelos), Pat Metheny ou Paul Bley, dont l’oeuvre correspond peut-être avec le plus d’à-propos à ce qui serait une esthétique ECM.

Pour découvrir, compléter: la série d'albums Works, éditée en 1985 à l'occasion des quinze ans du label, permet de débuter votre collection d'albums ECM. Keith Jarrett y est présent, avec un album Works difficilement dénichable mais conseillé. The journey home, 10 minutes 33 secondes en très bonne compagnie, notamment avec Jan Garbarek, Palle Danielson, Jan Christensen.

Un magnifique livre, agrémenté de photos et d'un texte précis rédigé par Ludovic Florin, vient d'être édité par les Editions du Layeur, consacré exclusivement à Keith Jarrett.

Dans le sud de la France, le studio La Buissonne, à Pernes-les-Fontaines a été et est le studio où enregistrent de nombreux musiciens et groupes de jazz, tel Manu Katché. Le studio possède son label depuis 2003. Manfred Eicher y a produit des albums ECM.

 

notes complémentaires: Manuel Jacquinet.

 

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