Régulation du démarchage téléphonique par l'Arcep : que veut vraiment le Medef ?
Une lecture attentive des observations faites par le Medef et relatives au nouveau plan de numérotation envisagé par l’Arcep laisse penser que le syndicat patronal n’a pas réellement l’intention ou ne sait pas comment s’attaquer au problème du démarchage téléphonique illégal. C'est le point de vue de Manuel Jacquinet, rédacteur en chef du magazine En-Contact, spécialiste du sujet, qui en commente quelques extraits.
" Les observations faites par le Medef sont parfois étranges et, dans quelques autres cas, infondées.
Le contexte est simple et ancien : partout dans le monde et en France, les citoyens et consommateurs désirent ne plus être harcelés par téléphone, alors même que des réglementations et des listes d’opposition, telle Bloctel en France, existent mais que des escrocs ou “outlaw” se fichent de les appliquer. Le nouveau plan de numérotation, sur lequel travaille l’Arcep, permettrait en très résumé d’identifier grâce au numéro qui s’affiche, si ce sont des démarcheurs qui vous appellent. Dans le même temps, l’Arcep a prévu une dérogation, qu’on nomme les numéros polyvalents authentifiés, réservés dans un premier temps à quelques opérateurs, qui ont pris depuis des années des dispositions pour ne plus acheminer les appels des hors la loi, et en bénéficieraient. Ces mêmes opérateurs ne se verraient donc pas obligés de la même façon que ceux qui n’ont pas fait d’efforts. Pour prendre une image, c’est comme lorsque vous demandez à un jeune conducteur, dont le permis est récent, de ne pas rouler au-delà de 90 km/ heure et d’afficher le disque A sur son véhicule.
Jusque-là, la consultation des acteurs est normale et démocratique. Ce qui est étonnant est le mélange d’arguments faux ou infondés venant d’un grand syndicat tel que le Medef, dont on ne peut pas dire qu’il manque de moyens ou d’experts.
1. En 1er lieu, le Medef indique qu’il ne faut pas qu’il existe des distorsions entre opérateurs. Or il est de notoriété commune que certains acheminent en gros volume les communications de télémarketeurs ou démarcheurs hors-la-loi et ne font rien pour juguler ou limiter ce business où ils trouvent leur compte. L’un d’eux vient de lever quelques millions d’euros auprès d’un spécialiste du capital investissement. Les affaires sont les affaires.
2. Indiquer ensuite – cf les remarques – que les systèmes automatisés d’appels, les systèmes prédictifs d’appels sont bien réglés, que les communications téléphoniques sont passées sans délai aux agents, dans 98% des cas, est un gros mensonge. Toutes les personnes qui sont appelées ont souvent constaté ce décalage entre le message qu’elles entendent : ne quittez pas, un correspondant désire vous parler, et le moment où elles ont effectivement quelqu’un en ligne et qui leur répond.
3. Laisser croire que les sociétés de recouvrement ne pourront plus joindre les débiteurs qu’elles sont chargées de relancer si on régule les systèmes prédictifs d’appels est également faux. On peut les joindre par sms, leur envoyer des courriers qui précisent le numéro à rappeler. Pour certaines de ces sociétés, c’est la capacité à prendre les appels et à simplifier les parcours clients ou débiteurs qui est la clé de la performance. De la même façon, alléguer que les EFS (établissements français du sang), les sondeurs, les partis politique ne pourront plus joindre les sondés ou les citoyens est inexact ; ils font partie des professions ou activités qui ont toujours bénéficié de dérogation quant à la nécessité de ne pas devoir respecter Bloctel.
4. Le plus surprenant est le délai que le Medef considère comme trop court et ne laisserait pas le temps à la profession de s’organiser ou aux opérateurs télécom de développer les applications rendues nécessaires pour se conformer au nouveau plan de numérotation.
Prenons un peu de hauteur : quand va-t-on engager les actions nécessaires pour diminuer le réchauffement climatique ? Quand, dans notre beau pays, va-t-on s’attaquer à la diminution de la dette publique ? Quand ceux qui tirent parti du statu quo seront prêts et disposés ou dès maintenant, parce qu’il y a urgence ?
Aux USA, le combat contre le démarchage téléphonique est une priorité nationale, et deux États, celui de New-York et celui de Floride ont légiféré, en 2021 au point d’interdire les SMS de prospection, les notifications par WhatsApp. Ils ont parallèlement augmenté les moyens des Juges et de la FCC ( l'équivalent de notre DGCCRF). On peut tout à fait parvenir à faire coexister une industrie des centres d’appels et de la relation client performante et le désir légitime des consommateurs de ne pas être harcelés à tout bout de champ, quand ils ont manifesté leur désir de ne pas l'être. Différentes pistes ont été explorées, sans grand succès, tout comme l'idée que le démarchage devait être interdit dans certains secteurs ou métiers: les travaux de rénovation énergétique, le compte personnel de formation, etc. Lorsque j'ai débuté dans ce métier, ce sont les vendeurs de canapé en cuir, de meubles, de cuisines, qui faisaient un large usage du phoning pour créer du trafic en magasins: si vous venez avec votre dame, vous gagnerez un magnifique jeu de couteaux. Puis ce sont les fabricants de fenêtres etc, qui prirent le relais. On vend des options sur le Forex -de façon illégale-par téléphone désormais, ou des placements soi disant défiscalisants. Mais si l'on est observateur, on constate que les partis politiques également apprécient, avant une élection, de cibler certaines zones et foyers. En 2017, François Fillon, Emmanuel Macron, Luc Mélenchon etc ont largement téléphoné ou adressé des messages vocaux pré-enregistrés, lors de la campagne présidentielle.
Le téléphone va continuer d'être largement utilisé, et l'est encore massivement dans le monde, parce que son efficacité est redoutable sur les conversations à fort enjeu, bien que déclinante ( du fait de la réticence des français à décrocher leur téléphone -voir la note récente de l'Insee à ce sujet: ⅓ des français dans certains tranches d'âge, ne répondent plus aux appels en cas de numéro inconnu ).
Les listes d'opposition sont un rempart nécessaire mais pas suffisant contre le phoning industriel, organisé à peu de frais via des robocalls, depuis une chambre de bonne ou un pays éloigné. Si l'on considère que la loi liée aux listes d'opposition doit être respectée, il convient d'aller identifier les fraudeurs. L'Arcep, re-toquée en Février 2021 sur ce projet par le Conseil d'Etat, avait imaginé que l'on demande aux opérateurs de vérifier qui envoie les appels, ce qui permettrait de remonter jusqu'aux “bandits”. C'est techniquement l'une des bonnes solutions, car, de la même façon que la drogue transite par des ports, les appels sont acheminés par des routes télécom. On n'est pas obligés de se ranger à cet avis, que je partage, comme aurait dit Coluche, mais ce n'est pas en menant des combats d'arrière garde et avec de nombreux arguments peu fondés que le débat est susceptible d'avancer. Les syndicats, de patrons et de salariés, on l'a souvent oublié, ont un rôle essentiel dans la re-construction et les réflexions à mener pour que surgisse un Autre Monde, comme se dénomme un film récent.
Le Medef a rendu à cet égard une copie étonnante, mais peut-être n’a-t-il pas envie que le sujet soit mis réellement au calendrier de 2022 ? Il a parallèlement rendu et préparé un guide de bonnes pratiques sur le démarchage téléphonique, riche de 10 règles. Un énième, diront les observateurs qui se rappeleront Pacitel etc, et les guides vertueux sur lesquels certains démarcheurs ( qui ne respectent pas Bloctel, pas plus qu'ils n'ont respecté Pacitel et les chartes qui le précédèrent) se sont assis dans les grandes largeurs. Et, dans l'ombre, certains ont très envie que s'impose l'idée d'un opt-in radical : ne seraient plus appelables et joignables alors que les gens qui auront expressément signifié leur accord. Le commerce et la vie dans un monde opt-in, c'est comme une ville et des rues où pour regarder quelqu'un, aller vers lui, à sa rencontre nécessite qu'il ait au préalable confirmé son accord que vous preniez contact. Qui en rêve ? "
Manuel Jacquinet