«L’histoire de Souleymane». Le drame, pour un livreur à vélo, c'est d'échouer à l'entretien de demande d'asile, à l'Ofpra
Le drame, pour un livreur, ce n’est plus de se faire voler son vélo, c’est d’échouer à l’entretien de demande d’asile, à l’Ofpra. Boris Lojkine, réalisateur du film.
Dimanche soir, à l’UGC Maillot où le film était présenté en avant-première, quelques minutes après le début de la projection, mes jeunes voisins ont cessé de manger du pop-corn. Je n’ai pas vu non plus de spectateurs consulter leurs messages Facebook ni leurs écrans clignoter, durant la séance, une sale habitude désormais. Le spectacle était sur et à l’écran, captivant bien que sans musique.
L’histoire de Souleymane, comme l’écrit son réalisateur, est l’histoire d’un homme qui a décidé de mentir. Un film sans facilité, sans concession, trépidant, et « qui aide à réfléchir » comme le précise son réalisateur Boris Lojkine. Missions réflexion et émotion accomplies. De nombreux exploitants de salles, dont les plus significatifs, Pathé, UGC, MK2, Dulac Cinémas réfléchissent à ce que doit être l'expérience cinématographique, afin de ramener des spectateurs en salles, dont le jeune public. Un grand film, visionné dans de bonnes conditions et qui peut donner l'occasion de débats, n'est-ce pas une piste de travail pertinente sur cette question ?
L’histoire
Dans un Paris filmé à hauteur de livreur, la vie à cent à l’heure d’un coursier sans papiers, qui se prépare pour un entretien décisif à l’Ofpra et répète son texte. Un thriller haletant, poignant, signé par Boris Lojkine. Qui met en scène Abou Sangare, comédien non professionnel repéré à Amiens, où il vit depuis sept ans, Bac Pro mécanique poids lourd en poche, une promesse de CDI dans une entreprise locale en suspens, faute de l’obtention de papiers en bonne et due forme. De Barbès à Jaurès, en passant par l'accueil téléphonique du 115, le Samu social ou Champigny sur Marne, le spectateur est amené à suivre les 48h qui précèdent l'entretien décisif que Souleymane va avoir, à l'Ofpra. A découvrir combien se sous loue un compte sur les applications de livraison telles Deliveroo, Uber Eats etc. Et l'importance du sac surgelés Picard.
Avant première. Tous à l’Escurial, à 16h !
Mercredi 9 octobre, à l’Escurial, un cinéma du réseau Sophie Dulac, la séance de 16h sera présentée par Boris Lojkine, réalisateur de ce film incroyable. Des distributeurs de films et exploitants qui mouillent la chemise pour aider au succès, ça réconforte.
Ailleurs, des spectateurs disent « avoir pleuré comme ils ne l'avaient plus fait depuis vingt ans". Vous n’êtes pas obligés de pleurer, mais d’aller le voir, oui: lorsque la musique, un livre ou un film vous permettent de comprendre un peu mieux le monde d'aujourd'hui et ce qui s’y joue, le font avec honnêteté, il faut sortir de chez soi et accepté d’être bousculé, transformé. Primé à Cannes, dans la section Un certain regard, l’histoire de Souleymane a reçu le prix spécial du Jury et Abou Sangare le prix d’interprétation.
Le film s'apparente à une course d'obstacles, un film d'action au sein duquel la forme et les partis pris du réalisateur servent parfaitement le récit et le propos du film.
Entretien avec le réalisateur* + parcours résumé et étonnant d’Abou Sangare
L’histoire d’un homme qui a décidé de mentir
« Pour moi, faire des films a toujours voulu dire échapper aux assignations de ce que je devrais être et serais supposé raconter, me projeter dans d’autres vies que la mienne. Depuis quelques années, j’avais envie de réaliser un film sur ces livreurs à vélo qui sillonnent la ville avec leurs sacs bleu turquoise ou jaune vif, siglés de l’application pour laquelle ils travaillent, tellement visibles et pourtant totalement clandestins - la plupart sont sans- papiers (..) Mais l’image de ces livreurs à vélo me travaillait, et je me suis demandé : et si je filmais Paris comme une ville étrangère dont on ne connaîtrait pas les codes, où chaque policier est une menace, où les habitants sont hostiles, pleins de morgue, difficiles d’accès ? Des HLM de grande banlieue aux immeubles haussmanniens du centre, des MacDo aux immeubles de bureau, des centres d’hébergement d’urgence aux wagons de RER, c’est bien ma ville que j’ai filmée, parfois au coin de chez moi, mais sous un angle radicalement différent. L’autre dans le film, c’est nous : le travailleur pressé qui commande son burger, le passant bousculé qui peste contre les livreurs à vélo, la fonctionnaire qui se tient face à Souleymane (..)
Le scénario
Pour écrire le film, j’ai voulu partir d’une base documentaire solide. Avec Aline Dalbis, ancienne documentariste devenue directrice de casting, nous sommes allés à la rencontre des livreurs. Ils nous ont raconté les coulisses de leur travail : les démêlés avec leurs titulaires de compte, les arnaques dont ils avaient été victimes, les relations avec les clients ; ils nous ont parlé de leurs difficultés pour se loger, et des rapports avec leurs camarades livreurs, les collègues qui ne sont pas forcément des amis. Dans tous leurs récits, la question des papiers avait une place à part. Je l’ai vu notamment avec les Guinéens. Presque tous étaient ou avaient été demandeurs d’asile, et cette demande les obsédait, car avoir l’asile peut radicalement changer leur vie. Le drame, pour un livreur, ce n’est plus de se faire voler son vélo comme dans Le Voleur de Bicyclette (tu te fais voler ton vélo, tu en rachètes un le lendemain à Barbès). Le drame, c’est d’échouer à l’entretien de demande d’asile. Le film raconte les deux jours qui précèdent l’entretien. Je voulais un film trépidant. Pour cela, j’ai fait le choix très tôt dans l’écriture d’une histoire qui se déploie sur une durée courte (..) Durant ces deux jours où il devrait se reposer avant son entretien, il n’a pas une minute de répit. Il court, il essaie de régler les problèmes qui s’accumulent, aux prises avec le système sans pitié d’une société européenne que nous croyons douce, mais qui est terrible pour ceux qui n’en sont pas citoyens. J’ai choisi de raconter l’histoire d’un homme qui a décidé de mentir. D’un point de vue fictionnel, le menteur est souvent plus intéressant que celui qui dit la vérité. C’est aussi un choix politique. Je ne voulais pas faire un récit trop exemplaire, montrant un bon gars aux prises avec une vilaine politique migratoire. C’est trop facile et cela ne fait pas réfléchir. Je préfère poser des questions aux spectateurs: Souleymane mérite-t-il de rester en France ? Faut-il lui donner l’asile ? D’après vous, en a-t-il le droit ? Est-ce qu’il le mérite ? Qu’est-ce que vous voudriez, vous ? (..)
Le casting
Presque tous les acteurs du film sont des non-professionnels sans aucune expérience de jeu. Avec Aline Dalbis, nous avons fait un long casting sauvage, arpenté les rues de Paris à la rencontre des livreurs. Nous avons plongé dans la communauté guinéenne et c’est finalement à Amiens, par l’intermédiaire d’une association, que nous avons rencontré Abou Sangare, un jeune de 23 ans arrivé en France sept ans auparavant, alors qu’il était encore mineur (..) Son visage, sa parole, l’intensité de sa présence à la caméra nous ont d’emblée saisis. C’était lui.
Le vélo et la ville
Les scènes de vélo sont pour moi bien plus que de simples trajets. Sur le vélo, on est d’emblée plongé dans le chaos de la ville. Lors de ces scènes, on reçoit en pleine face toute son intensité, on absorbe son énergie, on a un constant sentiment de danger. Pour filmer le vélo, nous avons utilisé d’autres vélos. C’était la seule solution pour se glisser dans la circulation. Un vélo pour l’image, un autre pour le son. Moi-même le plus souvent, je conduisais le vélo son, pour rester en prise avec le tournage. Je voulais rester léger pour me glisser dans la ville. Ne pas arrêter la vie. Insérer le dispositif de cinéma dans le réel. Et amener le maximum de réel dans la fiction (..).
Tournage et montage
À part les scènes dans le centre d’hébergement d’urgence, qui nécessitaient plus de techniciens et de figurants, j’ai imposé une équipe ultra-réduite. La plupart du temps nous n’étions que cinq ou six au plateau. Et parfois seulement trois. Pas d’éclairage. Pas de camions. Pas de cantine. Je voulais me débarrasser de toute la lourdeur d’un tournage traditionnel (..)
Grâce à ces partis pris, le film est d'une incroyable vérité, on a presque le sentiment de chuter avec Souleymane lorsque ce dernier heurte lourdement une voiture, après avoir brûlé un feu.
« Même au poste de police, ils ont été sympas » Abou Sangare
Guinée, Paris, Amiens, l’Ofpra,
Arrivé en France il y a sept ans, sans parler français, Abou Sangare est un jeune homme guinéen de 23 ans, toujours sans papiers après trois demandes de régularisation qui ont toutes échoué, en 2019, 2021, 2023. Après son prix d’interprétation à Cannes, la préfecture a fait un geste à son attention, lui écrivant qu’au vu des « derniers éléments d’intégration » qui n’avaient pas jusque-là été portés à la connaissance du préfet, il pouvait déposer une quatrième demande.
Vous avez atterri à Amiens, pourquoi ?
(..) Quand je suis arrivé à Paris, je ne connaissais personne, je suis entré dans un café et un monsieur m’a dit que je serais beaucoup contrôlé si je restais à la capitale. Gare du Nord, à 21 heures, j’ai suivi des voyageurs qui montaient dans un train, direction Amiens. Une fois sur place, il fait froid, un jeune homme me conseille de me présenter à la police. Je l’ai pris pour un fou. Le monsieur m’a assuré qu’en tant que mineur, je ne serais pas incarcéré. Au commissariat, j’ai sonné plusieurs fois, un agent m’a ouvert, j’ai été accueilli. Même au poste, ils ont été sympas (..)
Depuis 2017, je me dis que je vais gagner à la fin. Tant que je suis debout, que je respire, ça va. J’ai été rejeté à plusieurs reprises par l’administration française, mais du côté de la population, des gens là-bas, c’est le contraire. Je suis émerveillé de tous ces bénévoles dans les associations, les professeurs dans les deux lycées où j’ai pu être inscrit, les patrons d’entreprise, les collègues de travail, tous ont cherché à m’aider.
Vous voulez continuer à trouver des rôles ?
Ça me plait mais ce n’est pas un rêve. Mon rêve, c’est de rendre à tous les gens d’Amiens au moins une partie de ce qu’ils m’ont donné, c’est de pouvoir entrer dans l’entreprise qui me propose du travail.
Extraits d’un entretien réalisé avec Didier Péron, pour Libération.
*extraits du dossier de presse du film
Hier matin sur France Inter, Abdou Sangaré expliquait son parcours, ce qu'il a vu et fait à Amiens et comment le cachet obtenu pour le film lui a permis de régler sa dette, le prix de son voyage depuis la Guinée.
L'expérience cinématographique et les tentatives de réponse.
Pathé Palace propose, depuis cet été, dans le 9ème à Paris, un cinéma rénové, ré-imaginé dans sa conception et son décor par un architecte réputé. Le groupe a placé la barre tarifaire assez haut, 25 euros, pour proposer une expérience qu'il imagine nouvelle, grâce au confort des salles, à la dernière version de son Dolby Atmos, à des pop-corns au goût unique et des services de conciergerie. A date, et si l'on en croit les avis des spectateurs, la proposition ne laisse pas de trace indélébile sur les spectateurs.
Au cinéma Astrée, à Chambéry, place des Eléphants, les clients sont heureux de trouver une salle classée Art et Essai, où “le film commence à l'heure, sans tunnel de publicité et sans bruits de pop-corn dans la salle, ce qui enchante”. Prix bas et proposition claire, les nouveaux propriétaires *de la salle depuis 2018, qui sont également distributeurs de films, ont transformé l'essai. ( Haut et Court, dirigée par Carole Scotta et Martin Bidou).
Chez MK2, mais également chez Dulac Cinémas, on expérimente la réinvention du ciné-club, grâce à des séances ou avant-premières au cours desquelles le réalisateur ou l'équipe du film viennent engager le dialogue avec la salle. La semaine prochaine, au Louxor, une autre très belle salle à Paris, Solène Delorme et Circé Liénart, de la Maison des Coursiers viendront animer une rencontre, le jeudi 17 octobre, à 19H20.
11 777 entrées. Allez voir, courez voir l'histoire de Souleymane.
Le film questionne notre époque, nos modes de vie, la ville et ceux qui empruntent les couloirs de bus, les comptes qu'on clôture. Merci à ceux qui l'ont imaginé, écrit, produit ( Bruno Nahon et Caroline Nataf de Unité Films). Il a réalisé 11777 entrées en salles, le 1er jour d'exploitation, ce qui laisse imaginer un score final qui dépasserait les 200 000 entrées.
Lorsque je suis sorti de la séance et ai enfourché mon vélo, j'ai songé à la joie et à la chance de vivre dans un pays et une ville où les salles de cinéma sont nombreuses, les passionnés de culture également nombreux et combattants. A une phrase ancienne: il est certain que le cinéma est là pour durer, au moins pour un temps, écrivait Katharine Fullerton Gerould. En 1921.
Manuel Jacquinet.