« Les pauvres gens que je connais, dont je parle dans mes romans, sont drôles, forts et font preuve de résilience »
Archive En-Contact ? en espérant qu’elle vous donne envie de faire une infidélité à bip bip ( en vrac, des auteurs bien connus et médiatisés mais qu’on a la faiblesse de trouver moins percutants que Iain Levison ). Une interview réalisée en 2016 ou un peu avant, on ne se rappelle plus car ça fait bien longtemps qu’on adore les livres de l’auteur. Enjoy !
Un Petit Boulot, tiré du livre d’un Grand écrivain : Iain Levison !
À la rédaction d’En-Contact, on aime bien Iain Levison. On attend donc avec impatience le mercredi 31 août, date de sortie nationale du film tiré d’un de ses livres : Un petit boulot.
Dans cette attente, et pour que vous sachiez tout de lui (parce qu’ils savent tout de vous) découvrez l’interview exclusive qu’il nous a accordée voici quelques semaines, avant son passage au Salon du Livre. Accessoirement, lisez son dernier opus, qui vous convaincra peut-être de ne pas tout raconter de votre vie aux… Gafa!
Peu d’auteurs contemporains auront autant mis à l’honneur les anonymes, ces héros du quotidien qui accomplissent, dans l’ombre, des merveilles dans leurs petits boulots de service, pour un salaire inversement proportionnel à leur implication. Iain Levison, lui, sait de quoi il parle : son premier livre, Tribulations d’un précaire est un récit autobiographique sur les quarante-deux petits boulots qu’il a exercés une fois sa licence de lettres obtenue. Contrairement au héros d’ Un petit boulot, son roman de 2003, il saura évoluer sans sortir de la légalité… et la France n’y est pas pour rien, ce pays où son œuvre a été si bien accueillie, à tel point que c’est ici que les deux premières adaptations cinématographiques de ses romans ont été produites (Arrêtez-moi là, l’histoire d’un chauffeur de taxi accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis est sorti le 6 janvier 2016, et Un petit Boulot, qui devrait suivre cette année).
Dans cette interview exclusive, il évoque pour En-Contact ce lien avec la France, ses voyages, ces anti-héros… qui pourraient être des salariés de centres d’appels.
En-Contact : Les personnages principaux de vos œuvres sont des gens ordinaires, « anti-héros », qui se trouvent pris dans un maelström d’événements, mais parviennent à garder un genre d’attitude franche néanmoins, une joie de vivre et une capacité à riposter. Pourquoi les concevez-vous ainsi ?
Iain Levison : Une des choses qui me dérangent à propos des représentations des classes pauvres et travailleuses est que les individus sont si souvent vus comme des faibles, ou des victimes. La plupart des gens que je connais sont tout sauf ça. Je me souviens d’un gars que je connaissais, qui travaillait à la plonge, alors qu’il était en liberté conditionnelle ; il me montrait toutes sortes de trucs qu’il avait appris en prison. Il pouvait faire des modèles de motos avec des trombones, et des mèches avec du papier toilette. Il avait un sens de l’humour, un talent artistique, et un don pour la survie. Ce sont eux les pauvres gens que je connais, les gens dont je parle dans mes romans. Ils sont drôles et forts et ils font preuve de résilience et j’aime montrer cet aspect de leurs personnalités, plutôt que de me focaliser comme tant d’autres sur la tragédie de la pauvreté.
Dans votre dernier roman, le FBI et la police espionnent nos vies quotidiennes, regardent de plus en plus près tout ce que tout le monde le fait. Pensez-vous que notre société se dirige vers un tel modèle, et comment pensez-vous que nous pouvons échapper à ce destin ?
Je pense que nous en sommes déjà là. La surveillance massive et la perte complète de la vie privée, c’est le présent, pas l’avenir. Et cela n’est pas seulement le fait de l’État, c’est aussi une culture d’entreprise que de surveiller de plus en plus, de tout tracer, sous couvert de ciblage publicitaire. Mais cette même information peut être vendue à quiconque la veut, ou remise aux autorités sans même un mandat. Quasiment chaque application sur votre téléphone cellulaire demande de suivre votre position géographique. Pourquoi Angry Birds (ndlr : célèbre jeu sur mobile) a-t-il besoin de savoir où vous êtes ? Nous abandonnons tous nos renseignements personnels maintenant, sans même y penser. Et nous ne pouvons pas utiliser toute cette technologie que nous avons entre les mains maintenant sans faire exactement cela, et cette perte d’intimité nous transforme tous en citoyens plus passifs.
Avez-vous regardé le documentaire Citizen Four ? Qu’est-ce que vous en avez pensé ?
C’était super, une vraie victoire pour le journalisme citoyen. Le film véhicule une analyse passionnante de la façon dont l’appareil de renseignement international fonctionne vraiment, et montre à quel point nous sommes en danger s’il se dérègle. Une fois que cet appareil est construit, il ne va pas disparaître simplement parce que nous votons quelques lois. C’est le plus grand danger pour la démocratie auquel nous ayons jamais fait face, et il revient aux citoyens de veiller à ce que cela ne change pas de façon permanente la nature de l’État.
Bien qu’il ait fallu un certain temps pour les producteurs à vous repérer, vos œuvres commencent à trouver leur chemin vers le cinéma, et nous croyons savoir que vous avez habilement négocié vos droits d’auteur ; en êtes-vous heureux ? Êtes-vous satisfait du résultat, Arrêtez-moi là ?
Juste pour être clair, je ne suis pas un habile négociateur, ce sont mes éditeurs qui le sont. Je suis un nul pour toutes les formes de négociation. Ca n’est pas dans mon ADN. C’est enthousiasmant de voir ce que vous avez imaginé sur l’écran. Reda Kateb est un grand acteur, et Gilles Bannier a adapté le scénario d’une façon très humaine et optimiste. J’ai aussi apprécié de voir comment un autre artiste adaptait ce que je l’avais écrit. C’est un processus fantastique, et j’ai hâte de voir Un Petit Boulot sortir cet automne.
Vous voyagez souvent, mais il semble que vous vous arrêtez régulièrement en France. Quelles sont vos vues sur l’état intellectuel actuel du pays, et sa situation économique ?
Je ne peux que comparer aux États-Unis, et je pense que la culture des écrivains en France est bien supérieure. Je sais que la plupart des Français pensent qu’elle est en déclin, et c’est peut-être vrai, mais elle est encore bien mieux que presque partout ailleurs dans le monde.
Vivez-vous toujours en Chine ? Comment cette relation avec la Chine est-elle née dans votre vie ?
J’ai toujours été intéressé par la Chine, et je voulais vraiment voir ce pays. J’ai enseigné l’anglais dans une école primaire, dans une petite agglomération, et j’ai aimé ça. Je viens récemment de partir… Après avoir enseigné l’anglais pendant cinq ans, j’avais besoin d’une pause. Je n’avais plus d’idées pour mes cours. J’utilise cette même imagination pour préparer mes cours et pour écrire, donc je pense que cela m’empêchait d’écrire.
您 写 的 汉语 怎么 样 (comment est votre chinois écrit)?
Votre chinois est bon! Cela signifie que « Comment écrivez-vous chinois ? » La réponse est que je ne le fais pas. Je peux envoyer des SMS chinois, mais je ne connais pas l’écriture manuscrite.
Dans quelles langues pouvez-vous/aimeriez-vous (ce sont deux questions distinctes) écrire ?
J’adore les langues, mais je pense que vous ne pouvez écrire que dans votre propre langue. Le chinois est une langue étonnante, avec énormément d’occasions de faire des calembours et jeux de mots, mais je dois avoir le vocabulaire d’un enfant de cinq ans. Le chinois doit être une langue formidable pour les écrivains chinois, parce que vous pouvez très souvent jouer avec des tons et les sons pour passer la censure. Mais je n’ai pas besoin de faire cela, parce que je ne suis pas censuré en anglais. Quand les écrivains sont aux prises avec cette absurdité qu’est la censure, ils doivent être très créatifs et réfléchir au choix des mots.
Vraiment maîtriser une langue prend des décennies. Si vous voulez être ludique, jouer avec les mots dans vos écrits, utiliser des astuces du vocabulaire, alors vous devez à travailler avec la langue que vous connaissez le mieux.
Je fais beaucoup cela, et je suis toujours impressionné par la façon dont ma traductrice française gère cela. Elle est formidable. Elle a toujours une bonne expression française sous la main pour traduire celles que j’écris en anglais. Je la rends folle quand je commence à parler de football américain, cependant, car dans ce domaine, vous ne pouvez pas y faire grand’chose.
En-Contact traite de l’industrie des centres d’appel, un gagne-pain pour des millions d’inconnus proches de votre héros ordinaires à travers le monde. Que voudriez-vous dire à nos lecteurs qui travaillent dans ces « usines » ?
Qu’on pourrait certainement vous payer plus, mais que ce n’est tout simplement pas le choix qui est fait. Il y a toujours de l’argent pour que le PDG lance ses nouveaux projets qui pourraient le couvrir de gloire. Il y a toujours de l’argent pour donner des primes à la direction. Il n’y a juste jamais d’argent pour donner quelques centimes de plus par heure à des personnes qui ne peuvent pas se payer un toit et à manger. C’est le capitalisme moderne. J’avais un ami qui travaillait dans l’un de ces endroits, au support technique. C’était un génie de l’informatique. Les gens l’appelaient avec des problèmes solvables, et on lui disait de terminer l’appel en trois minutes. Il commençait à expliquer aux gens ce qu’ils avaient à faire, puis un manager venait et raccrochait parce que cela durait trop longtemps. Qui profite de cela ? Les clients sont furieux, les salariés sont furieux. Mais les gestionnaires obtiennent un bonus basé sur le nombre d’appels, j’en déduis que c’est là qu’est l’incentive. Pas dans la résolution du problème. Dans le volume d’appels pris. C’est ça, aussi, le capitalisme moderne.
Glenn Frey (le regretté guitariste des Eagles, qui est décédé hier) était connu pour une chanson appelée « take it easy ». Ce pourrait être votre devise ?
Je l’aime cette chanson, mais je l’associe toujours à Jackson Browne (ndlr : qui a composé le morceau). J’aime Glenn Frey, aussi, mais surtout pour les trucs en solo qu’il a faits dans les années 80. Je pense que lui et Joe Walsh ont fait de meilleures choses après qu’ils ont quitté le groupe. Hotel California me donne envie de me tirer une balle, donc je n’ai jamais été un grand fan des Eagles. Mon goût musical est plus à la marge…Les X-Ray Specs ou The Sundays. Ce genre de choses.
Propos recueillis par Charles-Henri Fondras et Manuel Jacquinet
Photo de une: Edouard Jacquinet.