Le client est une proie… et cela se voit
Par Louis Jacobée
À ceux qui n’ont plus de Père Noël, le télémarketing offre, pendant tout le mois de décembre, une généreuse compensation ; ceux-là savent que personne ne s’introduira chez eux par la cheminée le 24 au soir, des cadeaux plein la hotte. Mais notre société n’est pas si austère qu’on le prétend parfois : pendant tout l’avent, des télévendeurs dévoués entrent dans leur foyer, les bras chargés d’offres « spécial Noël » et autres « cadeaux de bienvenue ». Le romantisme de la cheminée en moins, il faut reconnaître que c’est autrement moins salissant et plus excitant : une montre à quartz pour toute souscription le 1er décembre, 20% de réduction sur la paire de charentaises le 2 décembre, un panneau solaire offert pour quatre achetés le 3… Je ne veux pas vous gâcher le plaisir en révélant ce qui se cache derrière chaque sonnerie de téléphone à venir.
La période qui précède Noël, moment de consommation intense, permet en effet d’entendre et de ressentir le contraste pour des clients qui ne croient plus au Père Noël entre leurs attentes d’un côté et, de l’autre, certaines stratégies de la relation client. Un décalage qui persiste et ternit encore plus l’image de la profession et de ses promesses. Noël, la période propice pour revenir un peu longuement sur une histoire d’amour pas comme les autres : celle qui unit l’offreur de services à son client.
Grossièrement, le grand public voit les centres d’appels comme des lieux peu fréquentables où des individus sont payés pour tantôt en harceler d’autres, tantôt les faire patienter. Cette situation, résultat de force malentendus, incompréhensions et maladresses, me semble paradoxale. Pardonnez ma naïveté, je crois en effet que le service client est au service du client, donc du grand public lui-même. Pourquoi ce dernier est-il alors si méfiant envers la profession ?
La mauvaise réputation des professions du service client m’est vraiment apparue en septembre 2010. J’étais en visite au centre d’appels d’Armatis Auxerre pour comprendre les tenants et aboutissants d’un conflit social relayé par la presse locale sur un ton assez alarmiste ; L’Yonne Républicaine titrait « C’est le management de la terreur » (Cf. n° 58). Évoquant ce fait mais aussi le reportage de l’émission Capital sur les centres d’appels, une téléconseillère en pause m’a avoué qu’elle n’osait plus évoquer son métier autour d’elle tant les médias en donnaient une sombre image : « à force, c’est tout simplement humiliant » disait-elle. Un an plus tard, l’engouement pour le dispositif Pacitel, la liste mise en place par le gouvernement contre le démarchage téléphonique, enregistre près de 275 000 inscrits en trois jours. Cela révèle une autre dimension de l’« anti-callcentrisme » ambiant : tous les travailleurs à casque et micro sont assimilés au télévendeur, au moins autant « indésirable » que le fut jadis le colporteur. Amalgame dont les prestataires de services clients à distance sont pour partie responsables. Chez Orange par exemple, cela peut être le même Jean-Paul qui m’explique calmement pourquoi telle application ne fonctionne pas et qui demain, m’appellera pour me proposer avec enthousiasme un forfait plus avantageux, sans me préciser que mon engagement de 24 mois en sera reconduit. Le client roi sent qu’il est proie et se méfie, c’est bien normal.
Pourtant, vendre un service a quelque chose à voir avec le don immatériel à un ami, parent ou collègue, avec ce que notre langue appelle pudiquement « rendre service ». Pourquoi en effet dit-on « rendre » si l’on n’a rien reçu auparavant ? Parce que le don, nous le savons et le sociologue Marcel Mauss l’a montré (Essai sur le don 1924), n’est jamais gratuit : c’est bien un échange. Mais, et c’est là que je veux en venir, tout son intérêt est de n’être pas un échange marchand. Sa fonction est d’être pudique, de masquer l’intérêt dans l’échange. Un don se reçoit puis il se rend. Le service client, né du service rendu, est donc un commerce très différent des autres où la relation ne peut qu’être économique. Sa rationalisation récente, dont les centres d’appels sont le symbole, ne doit pas faire oublier cette particularité essentielle. La commercialisation du service aux personnes a en effet dépersonnalisé la relation entre prestataire et client, elle l’a neutralisée par des scripts et l’a résumée à l’échange d’un bien classique : l’offreur fournit et le demandeur paye. L’offshorisation des centres d’appels a encore rallongé de milliers de kilomètres la distance entre les parties de cet échange. Une raison profonde de la mauvaise réputation du secteur des services clients me paraît être l’écart entre son évolution récente et la demande qui lui est adressée. En somme, le client attend presque la même chose du téléconseiller que d’un proche qui lui rendrait service pour lui faire plaisir : de la compréhension, de la patience, une compassion sincère et du dévouement.
La manière dont est assumée la relation client me paraît, le plus souvent, opposée à cette attente plus ou moins consciente du client, en tant qu’elle affiche trop clairement ses intérêts mercantiles. Rares sont les services clients qui offrent un faible temps d’attente et prennent le temps de traiter une demande sans faire ressentir la nécessité de minimiser la « durée moyenne de traitement ». Ainsi il peut paraître assez banal de parler du « retour à l’humain », de l’importance d’une proximité avec le client, d’une disponibilité des conseillers, mais ces expressions prennent tout leur sens lorsqu’un conseiller de Vélo’v (équivalent lyonnais de Vélib’) répond courtoisement après seulement 10 secondes d’attente, s’empare sincèrement de votre problème et vous permet de prendre immédiatement un vélo. Sens qui apparaît tout autant mais en négatif lorsqu’un téléconseiller avoue ne pas pouvoir traiter votre demande, promet qu’il vous rappellera… Et ne rappelle jamais.
Il y aurait aussi beaucoup à écrire sur le télémarketing, qui s’introduit sans masque dans les foyers : son objectif est affiché, il veut vendre. La sonnerie du téléphone fait espérer des nouvelles d’un lointain cousin ou d’un ami perdu, la réponse d’un employeur ou d’une conquête… Mais c’est encore Jean-Claude. Comme dans le marketing en général, la discrétion des procédés de vente et la simplicité sont des principes oubliés et la relation au client en pâtit. Lorsque Jean-Claude se rend compte qu’il ne pourra pas vendre ici son nouvel « Origami », c’est tout juste s’il prend le temps d’être poli avant de dire au revoir. Dans de telles circonstances, la relation client peut presque être vécue comme une agression et l’entreprise qui saisit l’importance de la discrétion et de la simplicité fait, pour le coup, du chiffre. Dans un autre secteur, une montre en plastique à environ 20 pièces, vendue en boutique à un prix unique, de couleur unie et garantie deux ans jouit étrangement d’un large succès. Exemple parmi beaucoup d’autres, Swatch mise sur la simplicité avec une offre transparente sans notes de bas de page et autres astérisques. Le positionnement de Monoprix est similaire : le distributeur vend son produit simple, conditionné simplement, sans « offres spéciales » et autres « prix choc ». Vous achetez un yaourt, rien de plus mais rien de moins.
Réhabiliter la profession suppose un retour aux « basics » doublement profitable. D’abord du côté de la production, il y a fort à parier que cela réduirait les coûts : par exemple, mieux cibler les clients à qui le télémarketing apporte réellement une information qui peut leur être utile permet de réduire le nombre d’appels inutiles. Du côté des débouchés, il est évident que la méfiance du client qui se sent proie ne l’incite pas à manger dans la main de son prédateur. Dans l’expression « relation client », on pense trop rarement au sens de la relation qui va du client à l’entreprise et c’est peut-être la raison pour laquelle on le brutalise. C’est un sens plus discret, une « demande » souvent simple mais fragile, presque inaudible. Au pied du sapin, le client attend proximité, sincérité et simplicité. Juste une orange en somme.