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Spotlight n°8 – “Y’a qui, t’es qui ?” L’histoire d’un film maudit ou bientôt culte ? Sur les centres d’appels…

Publié le 06 mars 2017 à 17:06 par Magazine En-Contact
Spotlight n°8 – “Y’a qui, t’es qui ?” L’histoire d’un film maudit ou bientôt culte ? Sur les centres d’appels…

Un centre d’appels en province, qui ne doit pas mourir, qui ne doit pas être délocalisé du moins avant les élections, ça vous rappelle quelque chose ? Des services clients annoncés et déclarés comme fluides et efficaces et qui s’avèrent des sévices clients, ça vous rappelle quelque chose ? Ce sont ces histoires qu’un professionnel des centres d’appels décida de raconter et de transformer en film il y a bientôt huit ans. Il ne savait pas qu’Opération 118 318 deviendrait pour lui son Lost in La Mancha, à savoir un film très compliqué à monter, à distribuer et pourtant très piraté. Ecrire un film et le produire en indépendant, en France, sans distributeur, sans chaine TV, c’est… partir à l’assaut du Mont Blanc en tongues. “Y’a qui, t’es qui ?”, voilà la formule que Manuel Jacquinet, le producteur de ce film entendit pendant presque trois ans dans la bouche de tous ceux qu’il a rencontrés pour monter ce projet.

“Cherche JRIste pour réaliser des piges”

Lorsque Déborah Chiarella répond à cette annonce sur internet, elle ne sait pas encore ce qui l’attend… Quand il la contacte pour fixer un rendez-vous, Manuel Jacquinet lui donne plus de précisions : “Il m’a alors dit que c’était en fait pour faire une série de fiction, c’était assez sibyllin, mais ça m’intriguait”… Finalement, celui qui s’était improvisé producteur délégué de ce qui allait devenir Opération 118 318, Sévices Clients lui déclare avoir – quasiment – réuni un budget pour réaliser ce long métrage de cinéma, son premier, et lui demande tout de go si elle, qui n’a pas d’expérience significative en la matière, veut “faire ce film”. “Et donc, j’ai dit oui” raconte Déborah dans un éclat de rire. Elle est comme ça, Déborah, enthousiaste, elle marche à l’instinct, et ne recule plus jamais lorsqu’elle s’est engagée. Pour Manuel Jacquinet, qui partage ces traits de personnalité, elle sera la femme de la situation…

Coup de projecteur sur un métier de l’ombre

Difficile de savoir qui des deux protagonistes de cette rencontre en apprendra le plus pendant cette expérience. Déborah Chiarella n’avait réalisé jusque là que des documentaires, mais était diplômée d’une école de cinéma. Manuel Jacquinet, de son propre aveu, ne connaissait rien au cinéma. Il n’essaie même pas de s’inscrire dans les pas de son père, directeur de la photo à l’ORTF puis à la SFP « pour la télévision, pas pour le cinéma ». Mais il connaît tout à l’univers où le film plonge son public : celui des centres d’appels. Le pitch de cette “comédie sociale”, il l’a conçu sur un stand au salon Stratégie Clients (l’ex-Salon Européen des Centres d’Appels). L’histoire était déjà celle d’un jeune de banlieue qui sauve un centre d’appels de province du désastre grâce à sa débrouillardise, pour le compte d’un brillant énarque qui a hérité du “bousin” pour rendre service aux ambitions politiques locales d’un camarade de promo.
Pourquoi donner (littéralement) un coup de projecteur sur cet univers de l’ombre des centres d’appels ? “Je me rendais compte que c’état un univers très cinématographique, dramatique et humoristique, qui n’avait jamais été montré au cinéma mais qui le méritait pour trois raisons. C’est un huis-clos, dans lequel il se passe beaucoup de choses amusantes. Et puis, la réalité que je connaissais n’était pas du tout celle connue à l’extérieur, par le grand public. Surtout, cela permettait de parler de notre époque, d’essayer de faire une vraie comédie sociale”.

Deux tréteaux, un téléphone

Le producteur délégué explique avoir acheté deux livres pour apprendre “le métier”, “qui ne (lui) ont pas paru très utiles”. Surtout, il se met à enchaîner les rencontres. Jusqu’à être reçu par Alain Terzian. Le président de l’Union des producteurs de films, membre du conseil d’administration du Festival de Cannes, lui donne un bon conseil : “Un producteur de cinéma, c’est un type avec deux tréteaux et un téléphone, et qui passe sa journée au bout du fil”. Ça, Manuel Jacquinet connaît. Et face à cette réponse lancinante, méprisante “des professionnels de la profession”, comme disait Godard, “Y’a qui ? Et toi, t’es qui ?”, il persévère.
Au hasard d’une des représentations du comique de stand-up Booder sur les grands boulevards parisiens, il comprend qu’il tient là l’un des premiers rôles du film. Le PDG d’une grande entreprise de services française s’associe avec lui pour renflouer le budget. Quelques placements de produits bien étudiés finissent de boucler le financement. Il décide de transformer (pour de vrai) un local d’EDF à Tence, en Haute-Loire, en centre d’appels qui fonctionnera comme un véritable prestataire du secteur une fois le film terminé. De son côté, Déborah réunit son équipe. Comme Manuel, elle affirme que “bizarrement”, elle n’a “jamais douté que le film puisse se faire”.

“Vous allez rire. Enfin non, je pense que vous n’allez pas rire…”

Les vrais problèmes surviendront à l’occasion de la distribution, le “spécialiste” sélectionné – Artedis – refusant systématiquement de débourser le moindre centime pour accomplir ses missions. Manuel Jacquinet raconte cet épisode dramatique : “Une avant-première était prévue à Annecy, dans un des plus grands multiplex de centre-ville en France. France 3, la presse locale, des acteurs, le réalisateur, des copains étaient là… Une heure à peine avant la projection, le directeur du multiplex le tacle net : “Vous allez rire. Enfin non, je pense que vous n’allez pas rire. Nous n’avons pas le film. Cela fait deux générations que ma famille est dans le cinéma, nous n’avons jamais vu ça”. En dépit des usages établis, le distributeur n’avait pas voulu payer le transport de la copie !
Le film ne sera montré que dans moins d’une dizaine de salles, et un long procès entre le producteur et le distributeur s’en suivra.
Déborah Chiarella quittera la production exécutive et ses associés de l’époque pour travailler avec le réalisateur Quentin Dupieux aux Etats-Unis, et fonder une société… de production déléguée. Manuel Jacquinet avoue ne pas avoir gardé de contacts dans le milieu, et indique que “si j’avais su que ce serait aussi difficile, je ne l’aurais pas fait”.

Alors pourquoi parler de cette aventure, huit ans après sa sortie ?

“Pour trois raisons” explique Manuel Jacquinet. “Premièrement, parce que ce film est mort-né, il n’a jamais pu bénéficier d’une vraie sortie en salles. Deuxièmement, parce qu’il y a quelques semaines, la société qui l’a produit a été mise en liquidation, et le film a été racheté. Le nouveau propriétaire a les droits, il en fera peut-être un bon usage. Troisièmement, j’ai besoin d’expliquer toute cette histoire. Pour qu’un tiers ou mes enfants sachent ce qu’il s’est vraiment passé. Je n’ai pas de comptes à régler, mais j’ai fait beaucoup de choses dans ma vie professionnelle que les gens ne comprennent pas. Je n’avais pas le temps d’expliquer, y compris à mes proches. J’ai aussi pris conscience du fait que la création de ce film a peut-être été pour moi une diversion dans une période difficile sur le plan personnel, pour plein de raisons… une stratégie de survie risquée, basée sur une intuition”.
D’ailleurs, j’ai finalement décidé de raconter l’histoire de ce film et des gens dont il parle, ce livre s’appellera “Y’a qui, t’es qui ?”. Désirer écrire et aller jusqu’au bout d’un projet de film indépendant, en France, c’est risquer d’entendre souvent cette phrase, dont le sous-texte est : “si t’espère monter un film en venant de nulle part et sans vedette, ça va être chaud… mais bon, vas-y !”

Par Stéphane Gance

Quelques critiques du film à sa sortie :

A revoir et reécouter sur le même sujet :
Opération 118 318, Sévices clients, sur France 3 Alpes
A l’occasion de la sortie nationale du DVD et du Blu-Ray, Opération 118 318, Sévices Clients
Manuel Jacquinet, confessions d’un producteur

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