Spotlight N°15 – Le mail qui valait 19 milliards
C’est par un simple mail que la conversation et les discussions s’engagent, en février 2012, entre Jan Koum, co-fondateur de WhatsApp et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook. Deux ans plus tard, le second signe un chèque de 19 Milliards de dollars…
C’est une histoire passionnante, non pas du fait des protagonistes qu’elle met en scène mais par ce qu’elle révèle et démontre : il suffit parfois d’un mail pour que s’initie et s’ouvre une série d’entretiens et de dîners ou de petit déj qui vont permettre in fine, un rachat, une alliance stratégique. Elle souligne aussi qu’il vaut mieux être et vivre dans les endroits où se passent les choses et les mutations, même à l’époque de Zoom et de Teams.
Une histoire qui vient à point nommé, quelques semaines on l’espère avant la réouverture des stations de ski, des plages des musées. Qu’avons-nous appris ? Que nous sommes des animaux sociaux, que WhatsApp et tous les Tinder du monde ne remplacent pas ce qui se passe au cours d’un plat partagé.
C’est une même série de rencontres qui amènera José Da Silva, ex-aiguilleur de trains à la SNCF, à produire Cesaria Evora, la chanteuse du Cap Vert, après qu’il l’aura découverte dans un bar de son pays natal. Découvrez son témoignage sur Bloumbergtv.fr, la télé qui fait boum.
Jan Koum – © DR
Nom de l’expéditeur : Zuckerberg
Des e-mails comme celui-ci, Jan Koum en recevait sans arrêt au printemps 2012 : « Alors, on se rencontre ? », disait simplement le texte. Pas de raison d’y prêter plus d’attention qu’à un autre. Cofondateur de WhatsApp, ce trentenaire au front dégarni était pour ainsi dire harcelé par les investisseurs potentiels désireux d’acquérir des parts de sa start-up. Lancée par Koum le 24 février 2009, jour de son anniversaire, l’application de messagerie qui permet d’envoyer gratuitement des textos, photos et vidéos était en train de devenir un phénomène mondial. Elle comptait déjà 90 millions d’abonnés, dont près de la moitié se connectait au moins une fois par jour. Avant WhatsApp, aucun réseau social n’avait connu une telle croissance : en trois ans d’existence, Facebook n’avait séduit que 60 millions d’utilisateurs. Jan Koum jeta un coup d’œil au nom de l’expéditeur : Mark Zuckerberg. Ça, c’était une première. Le créateur de Facebook avait utilisé WhatsApp et il souhaitait l’inviter à dîner. Koum préféra temporiser, puis il répondit qu’il s’apprêtait à partir en voyage et qu’il avait des problèmes de serveur à résoudre. Zuckerberg insista pour le voir avant son départ. Koum fit suivre sa réponse à son associé, Brian Acton, ainsi qu’à Jim Goetz, leur unique partenaire financier, un dirigeant du fonds de capital-risque Sequoia Capital, en y ajoutant un seul mot : « Coriace ! ». « Accepte le rendez-vous, conseilla Brian Acton.
Quand on est contacté directement par quelqu’un comme Mark, on répond au téléphone ». Quelques jours plus tard, Jan Koum déjeunait avec Mark Zuckerberg chez Esther’s German Bakery, un restaurant de Los Altos, en Californie, choisi pour son emplacement, à une trentaine de kilomètres du campus de Facebook – mais aussi pour sa terrasse à l’abri des regards. Au cours du repas, Zuckerberg avoua à Koum son admiration et expliqua pour la première fois qu’il souhaitait que leurs entreprises respectives se marient. Ainsi commença le numéro de charme le plus lucratif de l’histoire des nouvelles technologies. Il allait durer deux ans. Les deux hommes, qui éprouvaient au départ une estime réciproque, se sont peu à peu liés d’amitié et ont fini par conclure un accord sans précédent, signé à la hâte sur la porte du centre d’aide sociale que Jan Koum avait fréquenté dans une autre vie. Le 19 février 2014, Facebook annonçait avoir racheté WhatsApp pour un montant de 19 milliards de dollars (14 milliards d’euros) : 4 milliards en cash, 12 milliards en actions de Facebook (soit 8,5% de la société) et 3 milliards en actions subalternes (sans droit de vote, réservées aux employés de WhatsApp avec interdiction de les mettre sur le marché). Par cette opération, Mark Zuckerberg s’impose alors comme le nouveau faiseur de milliardaires du monde de la technologie. Koum, ingénieur timide et brillant âgé de 38 ans, qui a quitté l’Ukraine pour les États-Unis sans un sou en poche, entre au conseil d’administration de Facebook. La vente lui rapportera 6,8 milliards de dollars (5 milliards d’euros) après impôts. Son associé et co-inventeur de WhatsApp, Brian Acton, est un ancien ingénieur de 42 ans, qui travaillait chez Yahoo ! après que Facebook et Twitter avaient refusé ses offres de service. Il partira avec 3 milliards de dollars (2,2 milliards d’euros) après impôts. De son propre aveu, ce rachat l’a stupéfié. Quant à Sequoia Capital, la seule société financière à profiter de cet accord, elle percevra 3,5 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros), soit 60 fois plus que son investissement de départ.
Un rachat logique
De tels montants peuvent paraître exorbitants pour une start-up qui ne compte que 56 employés, ne génère qu’environ 20 millions de dollars de chiffre d’affaires et dont le nom ne figure même pas sur la porte de son siège social à Mountain View au sud de la baie de San Francisco. Mais du point de vue de Facebook, rien n’était plus logique que ce rachat. La messagerie WhatsApp est en effet devenue l’un des réseaux de communication les plus utilisés sur la planète, après les e-mails et le téléphone, et elle compte élargir son offre aux appels vocaux dans l’année qui vient. D’ores et déjà, les quelques 500 millions d’utilisateurs de l’application ont causé une perte de 24 milliards d’euros aux opérateurs de télécommunication, qui s’enrichissent grâce à l’envoi des SMS. L’application WhatsApp n’est payante qu’au bout d’un an d’inscription moyennant un dollar par an (0,71 euro selon le site de la société). Pas de publicité, ni de sticker (ces sortes de gros smileys qui surgissent sur vos écrans sans crier gare), pas d’abonnement premium non plus. Au cours de leurs discussions ultérieures, Zuckerberg a promis aux créateurs de WhatsApp de ne leur mettre aucune pression pour dégager des bénéfices. L’objectif qu’il leur a fixé est le suivant : « Les gars, j’adorerais que vous connectiez 4 à 5 milliards de personnes d’ici cinq ans. »
WhatsApp devrait quand même finir par rapporter gros au fondateur de Facebook. Les utilisateurs ne coûtent que 5 cents chacun à WhatsApp et pour l’instant, l’application n’est payante que dans quelques pays (États-Unis, Grande-Bretagne et la France par exemple) où les achats mobiles sont relativement courants. En développant son service et en mettant en place la facturation systématique, les dirigeants de WhatsApp espèrent atteindre un chiffre d’affaire annuel de 1 milliard de dollars à l’horizon 2017. À en croire les initiés, l’application pourrait en outre proposer aux compagnies aériennes et aux entreprises de services comme la société de chauffeurs privés Uber d’acheter le droit de contacter ses utilisateurs (avec leur permission). Le seul risque prévisible dans les années à venir est un exode des usagers vers une nouveauté concurrente, mais rien de tel ne semble se profiler. Brian Acton assure que depuis le 1er décembre 2013, WhatsApp enregistre un million de nouveaux inscrits par jour. À Hong Kong, tous les possesseurs de smartphone ou presque ont recours à WhatsApp. Aux Émirats-Arabes Unis, il existe une série télévisée baptisée WhatsApp Academy. Aux Pays-Bas, où 9,5 millions de personnes (plus de la moitié de la population) sont des utilisateurs actifs, le verbe « WhatsAppen » (néologisme pour « envoyer un message sur WhatsApp ») est entré dans le dictionnaire. Récemment au Brésil, des footballeurs professionnels se sont même servis de la fonctionnalité « discussion des grèves en plein match ». « Dans un avenir pas si lointain, il se peut que WhatsApp conduise à la disparition des SMS », pronostique Jim Goetz. Il n’est donc pas vraiment étonnant que Mark Zuckerberg s’efforce de rassurer les dirigeants des groupes de télécommunications qui craignent que les services Web gratuits comme Facebook et WhatsApp ne précipitent leur chute – il aurait tenu une réunion confidentielle avec une vingtaine d’entre eux voici quelques mois. En 2012, avant que les événements ne s’emballent, Jan Koum a eu le temps de repenser longuement à son déjeuner avec le patron de Facebook. Brian Acton et lui avaient obtenu 8 millions de dollars (6 millions d’euros) de Sequoia pour 10% des parts de la société et n’aspiraient qu’à demeurer indépendants. Ils ne réseautaient pas dans la Silicon Valley et ne tenaient aucun compte des offres de rachat qui se multipliaient. Aussi Zuckerberg préféra-t-il, dans un souci tactique, ne pas leur soumettre de proposition écrite et approfondir la relation personnelle. Au fil des jours, Jan Koum et lui apprirent à se connaître, puis à s’apprécier. Bientôt, ils prirent l’habitude de dîner ensemble une fois par mois. L’année suivante, WhatsApp se concentra sur le cap des 300 millions d’utilisateurs. Les choses sérieuses commencent au mois de juin 2013. Koum et Acton rencontrent Sundar Pichai, un ingénieur indien vice-président de Google, où il pilote les activités d’Android et de Chrome. Les trois hommes évoquent leur passion commune pour les produits numériques simples et efficaces. Début 2014, Sundar Pichai juge qu’il était temps pour le duo de WhatsApp de discuter avec Larry Page en personne, le PDG de Google. Le rendez-vous est pris pour le mardi 11 février. Le vendredi précédant cette entrevue, un employé de WhatsApp tombe par hasard sur Amin Zoufonoun, responsable du développement commercial de Facebook et lui apprend que Jan Koum et Larry Page doivent se voir. Zoufonoun, qui avait déjà pris part au rachat d’Instagram en avril 2012 (montant de la transaction : 1 milliard de dollars), retourne dare-dare au siège de Facebook. Il faut trouver d’urgence le moyen d’accélérer la proposition d’achat ou il sera bientôt trop tard.
Un Rendez-vous à Mountain View
Le lundi 10 février au soir, Mark Zuckerberg invite Jan Koum à passer le voir chez lui. Là, il se décide enfin à formuler explicitement l’idée d’un rachat. Il assortit sa proposition d’un serment – WhatsApp resterait indépendante – et d’une place pour Koum autour de la table du conseil d’administration de Facebook. « Il me proposait un partenariat, dans lequel je participerais avec lui à la prise de toutes les décisions, raconte Jan Koum. Les différents points que nous avons abordés rendaient cette proposition très intéressante pour nous ». Le lendemain, comme convenu, les deux fondateurs de WhatsApp se rendent au siège social de Google, voisin du leur de quelques kilomètres à Mountain View, pour une entrevue avec Larry Page et Sundar Pichai. Pendant une heure, dans l’une des luxueuses salles de conférences de l’immeuble, ils devisent sur le monde de la téléphonie mobile et les objectifs de WhatsApp. « On a eu une discussion très agréable », confie Koum. Avant d’ajouter « Page est un type intelligent. » Quand on lui demande s’il eut l’impression ce jour-là que le patron de Google songeait à se porter acquéreur de leur start-up, il marque un temps d’arrêt avant de répondre que non. Y a-t-il seulement fait allusion ? « Je n’ai peut-être pas su lire entre les lignes », dit-il.
Si Larry Page était bel et bien intéressé par le rachat de WhatsApp, comme cela a été avancé ensuite, il arrivait sans doute après la bataille. Facebook préparait déjà le projet d’acquisition tandis que Koum, Acton et leurs conseillers réfléchissaient à la somme qu’ils pourraient décemment demander lors des négociations. Selon une source proche de l’entreprise, ce n’était pas tant l’argent qui motivait Jan Koum et Brian Acton, mais l’obsession de conserver leur autonomie. Un autre témoin se souvient qu’ils estimaient à au moins 20 milliards de dollars – il étaient parvenus à cette somme en tenant compte de la capitalisation boursière de Twitter (30 milliards de dollars), de la base d’utilisateurs de WhatsApp à l’échelle mondiale et des projets de monétisation de l’application. Le jeudi de la même semaine, Jan Koum et Brian Acton se retrouvent au domicile de Mark Zuckerberg, pour dîner en sa compagnie à 19 heures. Acton rencontre le président de Facebook pour la première fois. « Les gars, je veux qu’un jour, vous ayez un plus grand nombre d’utilisateurs que nous, lance Zuckerberg. Ce que vous faites touche bien plus de monde que nous. » Il ajoute qu’ils continueraient à travailler comme avant, mais avec les moyens juridiques, financiers, et techniques de Facebook. À 21 heures, Brian Acton rentre chez lui pour passer la soirée en famille. Les deux autres se lancent alors dans une incroyable partie de poker : Zuckerberg aurait proposé 15 milliards de dollars, peut-être un peu plus. Koum visait plutôt les 20 milliards. Le fondateur de Facebook demande à réfléchir. Le lendemain, vendredi 14 février dans leurs bureaux de WhatsApp, Jan Koum et Brian Acton participent à une séance photo pour le magazine Forbes. Quand le photographe s’en va à 18h30, Koum monte dans sa Porsche et fait un saut chez Zuckerberg. Certains témoins rapportent qu’il aurait interrompu le repas de la Saint-Valentin des Zuckerberg, ce qu’il conteste : « Ce n’est pas comme si j’avais débarqué au beau milieu d’un dîner aux chandelles ! ». D’habitude, il quittait la maison des Zuckerberg à l’instant ou Priscilla Chan, la femme de Mark, rentrait de son travail. Ce soir-là, en avalant un morceau dans la cuisine, les deux hommes examinent les derniers détails du futur partenariat dont le point crucial, on y revenait toujours, la totale indépendance de WhatsApp vis à vis de Facebook. Mais ils ne parviennent pas à trouver un accord. Finalement, le samedi soir, c’est dans le salon, assis dans son canapé, que Mark Zuckerberg annonce 10 milliards de dollars, assortis de conditions qui rendent sa proposition difficile à repousser. De fait, Koum répond : « Voici une offre qu’on pourrait probablement accepter ». Il attend que le patron de Facebook quitte la pièce pour appeler Brian Acton, qui patiente chez lui. À ce moment-là, il est environ 21 heures. Il lui expose les ultimes détails et demande : « Je veux juste savoir si tu es décidé. On y va ? » Acton répond : « J’aime bien Mark. On peut bosser ensemble. Ok, on accepte son offre ». Jan Koum sort alors de la pièce et rejoint Zuckerberg. « Je viens de parler à Brian, lui dit-il. Il pense qu’on devrait travailler ensemble et que tu es un mec bien et qu’on devrait signer. » Les deux hommes se serrent la main, s’étreignent et Zuckerberg sort une bouteille de Johnny Walker Blue Label, qu’il sait être la marque de whisky préféré de son partenaire, et s’exclame : « Putain, c’est trop excitant ! » Chacun appelle son directeur de développement et une fois réunis, ils finalisent sur place la transaction. Une heure plus tard, Jan Koum rentre chez lui au volant de sa Porsche et file se coucher. Juristes et banquiers font en sorte que les documents soient prêts à la signature dès le mercredi matin, avant que tout le monde ne s’envole pour Barcelone où se tient le congrès mondial de la téléphonie mobile. La signature n’a toutefois pas lieu au siège de WhatsApp. Jim Goetz suggère qu’ils se rendent au 101, Moffett Boulevard : c’est là que se trouve le bâtiment (aujourd’hui désaffecté) du centre social où Jan Koum allait chercher des bons alimentaires quand il était adolescent. Les contrats sont signés sur la porte même de l’immeuble.
De retour à son bureau, Koum poste un message sur « All WhatsApp », le groupe de discussion réservé aux employés de l’entreprise, pour les convoquer dans la salle de conférences à 14 heures. Quand tout le monde est réuni dans la pièce, il dit simplement : « Voici ce qui arrive, on s’associe à Facebook. » Les deux fondateurs rassurent leurs salariés, visiblement sous le choc : tout se passerait bien, ils continueraient à être indépendants. À 14h30, la porte de la salle s’ouvre à nouveau et Mark Zuckerberg fait son apparition. Il adresse quelques mots à la petite équipe de WhatsApp, serre deux-trois mains. Jan Koum organise ensuite une conférence téléphonique avec les actionnaires. Puis il se remet au travail. « On a toujours une entreprise à faire tourner », lance-t-il, comme si de rien n’était.
Par Parmy Olson, intro de Manuel Jacquinet
Extraits d’un article écrit par Parmy Olson,
paru dans le N°4 de Vanity Fair, en août 2014, édition française et initialement dans Forbes US.
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