« J’ai l’habitude de dire à mes investisseurs, « si vous cherchez mon clone, il vous faudra du temps! »
#Citizen Kane//
En moins de vingt ans, le secteur des centres d’appels s’est industrialisé, professionnalisé et de nombreux groupes créés ou dirigés par des Français y tiennent une place de leaders, ou presque – comme Teleperformance, Acticall-Sitel, ou Webhelp. D’autres ont bien l’ambition de grimper sur le podium.
Dans leur grande majorité, les dirigeants-fondateurs de ces géants ont compris l’importance de la communication, de la médiatisation, et s’organisent pour apparaître dans les médias. D’autres, plus discrets, le font de façon beaucoup plus parcimonieuse.
En-Contact débute une série sur ces « Citizen Kane » du secteur des centres d’appels. Pour ceux qui n’auraient pas vu ce film, considéré comme un chef d’œuvre du cinéma, Orson Welles, réalisateur et acteur du rôle principal, raconte l’histoire de Charles Foster Kane, grand magnat de la presse et des médias. La dernière séquence, où l’on voit brûler une luge sur laquelle est gravé le mot « Rosebud » est énigmatique, mais semble indiquer que c’est certainement dans l’enfance de C.F. Kane que doivent être recherchées quelques explications sur son parcours.
Qui sont ces Citizen Kane des centres d’appels ? Quelle est leur Rosebud ?
Dans nos interviews, ces Citizen Kane n’ont droit qu’à deux jokers.
Episode 1 : Denis Akriche, l’Oranais
Avec 200 millions d’euros de chiffre d’affaires, l’ex-Stefi Conseil, devenu Armatis, est l’un des trois premiers acteurs français du secteur. Le fondateur de l’entreprise, fils de commerçants du Sentier qui ont connu l’exode d’Algérie, n’a pas oublié qu’on peut tout perdre du jour au lendemain…
Quelles sont les grandes étapes, rencontres qui vous ont marqué dans votre vie professionnelle ?
J’ai une carrière qui est très simple : j’ai fait une grande école de commerce, l’Essec, j’en suis sorti en 1976 et depuis je n’ai jamais arrêté de travaillé. Dès septembre 1976, j’ai rejoint le Groupe Peugeot. J’y ai fait toute ma carrière à la direction commerciale. Il s’agissait au début d’animer un groupe de concessionnaires. J’ai pris la direction générale de la filiale de Boulogne puis de celle de Paris Sud. J’y ai appris que le commerce et la comptabilité sont complémentaires : il s’agit de savoir vendre et de savoir compter. J’ai rencontré Bernard Caïazzo, un ancien camarade de l’Essec, qui venait de créer Phone Marketing, à un moment où je voulais changer de voie. Après avoir travaillé avec lui pendant deux ans, j’ai moi aussi créé ma propre société, en 1989 : Stefi (ndlr : d’après le diminutif du prénom d’une de ses filles). Stefi a été créée comme une agence de conseil en marketing opérationnel. En 1997 j’ai tout arrêté – toutes les autres activités de Stefi comme la formation, les études de marché, etc. Tout, sauf le télémarketing. Et je peux dire que j’ai dès lors vécu, comme d’autres, une super décennie sur le marché.
Et cette période est terminée ?
C’est un marché qui ne croît plus comme il a pu croître. Mais on vit toujours dans une période du « toujours plus ». Les salariés, les clients, les actionnaires en veulent toujours plus. En phase de croissance, on arrive à satisfaire tout le monde. Mais quand le marché chute, comment fait-on pour donner plus ? Il faut réduire les coûts. Et dans notre activité, 75% des coûts sont représentés par la main d’œuvre. On nous demande des augmentations de salaire, OK, mais en économie pure, une augmentation de salaire est justifiée par une augmentation de productivité. Or en France c’est l’ancienneté qui est la base de tout. Et l’ancienneté moyenne ne cesse d’augmenter dans nos activités. Il est donc de plus en plus difficile de répondre aux investisseurs qui ont mis de l’argent, aux clients qui font baisser leurs prix parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, et aux salariés qui sont là depuis longtemps.
Et pour les rencontres ?
Il y en a deux ou trois qui m’ont profondément marqué, pas plus, dont celle avec Bernard Caïazzo. Il m’a offert quelque chose d’extraordinaire. J’avais appris à générer, chez Peugeot, de la performance dans une organisation très structurée, et lui était très à l’aise dans une organisation avec très peu de structures, en permanence dans l’innovation et l’improvisation. Le deuxième, c’est Jacques Calvet. Il avait des capacités intellectuelles assez invraisemblables : lors de nos réunions, qui étaient très courtes, il était capable de vous poser immédiatement les trois questions les plus emmerdantes. Et trois mois plus tard, quand on le recroisait, il se souvenait exactement de ces questions, mais aussi des réponses !
Souvent dans la vie, plus on progresse, plus on mesure l’étendue de son ignorance. On rencontre des gens tellement au-dessus…
Quel est le livre qui vous a accompagné ou vers lequel vous retournez, en y trouvant quelque chose de nouveau à chaque fois ?
Joker !
Armatis est une entreprise qu’on pressent très marquée, par son fondateur, qui la pilote encore – c’est-à-dire marquée par vous-même. Est-ce qu’on a trouvé le nouveau Denis Akriche, qui pourra prendre les rênes d’Armatis ?
Il y a trois DGA (directeurs généraux adjoints) dans l’entreprise qui font très bien leur job : Sonia Serfaty, Laurence Lelouvier et Yannick Prigent. Mais j’ai l’habitude de dire à mes investisseurs, « si vous cherchez mon clone, il vous faudra du temps ! ». Après Denis Arkiche, ce sera autre chose.
Un peu à votre image, Armatis est une société plutôt discrète sur le marché, comparée à plusieurs de ses concurrents. Ne craignez-vous pas que cela nuise à sa visibilité, notamment pour le recrutement de bons profils ?
Ce que je constate, c’est qu’on a une super côte. Les gens qui postulent sont très intéressés par Armatis, et on n’a pas besoin d’en faire plus que ça. Je crois beaucoup en l’engagement sur la durée et les stratégies de fidélisation. Certes, pour les recrutements externes, peut-être qu’on perd en sang neuf, mais on gagne à avoir des collaborateurs qui ont l’habitude de travailler ensemble.
Le matin, au petit déjeuner ou après, sur quels supports lisez vous la presse ? Quels titres ont votre préférence ?
Je prends un petit déjeuner très rapide. Je suis debout entre 5h et 6h, et je me mets rapidement devant mon ordinateur. J’écoute ou je regarde BFM business. J’aime bien Stéphane Soumier. La presse ne propose pas beaucoup d’articles de fond, tandis que les analystes des chaînes d’information m’apportent quelque chose. Entre le papier et le digital, je choisis plutôt le digital.
Qu’est ce qui motive encore, quand on a bien réussi, à chercher à réaliser de nouvelles acquisitions pour un groupe comme Armatis ?
Je voudrais m’arrêter sur un mot dans votre question : qu’est-ce que c’est « réussir » ? (silence, et il répète) Qu’est-ce que c’est « réussir » ? Vous savez, j’ai été un joueur de bridge de compétition. J’avais comme maître un membre de l’équipe de France qui est devenu champion du monde. A son retour de championnat, il m’a fait cette remarque : « Ce n’est pas parce que je suis champion du monde que je joue mieux. Je suis champion du monde, simplement parce que j’étais en tête quand la compétition s’est arrêtée ».
L’échec est définitif, la réussite temporaire.
Mes parents étaient commerçants dans le Sentier. Aux yeux de mes parents, j’ai réussi. Mais pour moi, le signe de la réussite, c’est d’avoir réussi à fédérer autour du moi des managers de grande qualité qui font le job tous les jours. A-t-on réussi quand on est satisfait de soi même ou quand on a des gens satisfaits autour de soi ? Le chef d’entreprise est tellement vilipendé… Il y a une forme de non-aboutissement liée à cet environnement où le chef d’entreprise n’est pas reconnu. J’entendais je ne sais plus qui dire, récemment, que le chef d’entreprise est sympa à deux moments, quand il est petit et qu’il cherche à percer et quand il dépose le bilan – et entre les deux c’est un salaud. Alors pour enfin revenir à votre question, je suis toujours motivé, parce que l’entreprise est passionnante, mais l’entreprise, c’est comme une bicyclette, si on arrête de pédaler, on tombe.
« Les portes du paradis », « La vérité si je mens 2 », « Heat », « La liste de Schindler »… Lequel de ces films mettriez vous dans la valise de votre fils ou fille, en lui conseillant de les voir et pourquoi?
J’ai envie de répondre… aucun de ceux-là ! « La vérité si je mens », c’est une succession de gags plutôt faciles. Je préfère encore « Les Bronzés font du ski » ou « Le dîner de cons ». « La liste de Schindler »… évidemment, c’est un grand film, mais c’est triste. La période de la Shoah me touche trop personnellement et je ne le recommanderais pas à mes enfants.
Non, en matière de films, je leur conseillerais « Vas, vis et deviens ». C’est un merveilleux film sur les relations humaines, la tolérance, la compréhension de l’autre, l’amour.
So jeans, une start-up qui commercialisait en ligne des jeans, a été créée par un proche de la famille, elle a levé quelques millions d’euros et a connu une sortie de route non prévue : vos commentaires ?
Oui, So Jeans a été créé par mon gendre. Je n’ai pas travaillé avec eux, notamment quand ils ont cherché un prestataire. Je pense qu’il ne faut pas mélanger les genres, en étant en affaires avec les membres de sa famille. Ils n’ont malheureusement pas réussi leur projet.
J’ai beaucoup d’admiration pour les jeunes qui créent une entreprise au sortir de l’école. Tout ce que je peux leur dire, c’est : « Vous ne pouvez pas faire réussir une entreprise si vous n’assurez pas une récurrence du chiffre d’affaires ». Et dès le début, j’ai vu que cela serait difficilement le cas chez So Jeans.
Mais beaucoup de jeunes créent leur société de nos jours, sans vouloir forcément la voir se développer jusqu’à embaucher des centaines de salariés, jusqu’à devenir une « grosse boîte ». Il y a beaucoup de modèles alternatifs. Pensez-vous que l’entrepreneuriat a évolué depuis que vous avez commencé votre propre carrière d’entrepreneur ?
Mais vous savez, quand j’ai créé Stefi, jamais je n’aurais imaginé que l’entreprise grossirait jusqu’à employer 8 000 personnes ! La vérité c’est que vous êtes obligés de vous développer, vous ne pouvez pas vous arrêter. Et les fonds accélèrent ce développement, ils viennent précisément pour ça, s’ils ont identifié des perspectives de croissance.
Chardon Lagache et le seizième arrondissement de Paris sont ils des quartiers sympas pour y habiter ?
Je n’ai pas forcément envie de recommander particulièrement ce quartier… Mais Chardon Lagache est calme et pratique, proche des quais, des autoroutes… et de mon bureau. Voilà pourquoi j’y habite.
On a du mal à imaginer Denis Akriche en train de jouer un solo de guitare, sur son lit, à 15 ans, avec un balai en guise de guitare. Quel poster y avait-il dans votre chambre, et quels étaient les rêves du Denis Akriche adolescent?
A 15 ans, je n’avais pas de chambre, je dormais sur le convertible du living. Donc je n’avais pas d’affiches ! J’ai eu une guitare, oui, mais je n’étais pas bon. J’avais quitté l’Algérie à 9 ans pour la France… pardon, la métropole, car l’Algérie, c’était la France.
Ce que j’ai vécu en Algérie, l’arrivée en métropole, les immenses difficultés rencontrées par ma famille… m’ont incontestablement mené vers ma carrière de chef d’entreprise. Mes parents, qui ont tout perdu en quittant Algérie, m’ont dit : « la richesse c’est ce qu’on a dans la tête ». Ils m’ont transmis les valeurs de travail, de loyauté et d’honnêteté.
15 ans, pour moi, c’était mai 1968. J’étais au lycée Henri IV. On faisait la révolution, j’avais des cheveux longs… Mais après 1968, j’ai voulu visiter des pays de l’Est. Je suis allé en RDA, en Pologne, en Bulgarie et en Yougoslavie. Et j’ai compris. Les jeunes que je rencontrais voulaient tous venir vivre en Europe de l’Ouest.
L’actualité d’Armatis
En Pologne
Armatis a fait l’acquisition il y a quelques semaines en Pologne d’un outsourceur local, Data Contact. L’entreprise gère quatre centres d’appels dans le pays. « Après avoir hérité de Laser Polska, ex-filiale de Laser Contact qui a connu une croissance de 52% en 2015, cette acquisition confirme notre volonté de nous affirmer comme un acteur local, intervenant sur le marché local ».
Car Denis Akriche le pense : « la meilleure stratégie pour gérer des campagnes multilingues consiste à se baser sur “mix” de sites, avec trois, quatre implantations en Europe. C’est une illusion que de vouloir tout traiter à partir d’une seule implantation, car on atteint vite les limites du bassin d’emploi ».
Ses nouveaux clients
Armatis s’est récemment engagée avec la Cnaf (Caisse Nationale des Allocations Familiales), et avec Nespresso.
Conscient que ce dernier donneur d’ordres assume changer de prestataires alors même que les résultats obtenus avec eux sont excellents, Denis Akriche affirme qu’il n’a « pas peur » : « Nous nous engageons sur une durée, sur des prix, les clients ne s’engagent sur rien. C’est la règle du jeu. Les clients savent aussi que changer de prestataire représente un coût pour eux ».
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