« L’appétit vient en mangeant »
Frédéric Jousset, co-PDG et cofondateur de Webhelp
J’ai connu l’équipe de Webhelp alors qu’elle ne comptait que quelques dizaines de salariés… avenue de la Grande Armée, et que, comme son nom l’indique, son activité consistait à aider les internautes. Plusieurs années après, le groupe dirigé par ses deux cofondateurs, Olivier Duha et Frédéric Jousset, a créé 17 000 emplois (11 000 sur le seul marché français), transformé à trois ou quatre reprises de façon décisive le métier de l’outsourcing et l’image de celui-ci : en imposant l’offshore comme une alternative crédible, en créant une marque réelle, « brandée », dans un univers de la prestation de services où le match se jouait ainsi : Teleperformance contre… le reste du monde. Quel nouveau cap s’est fixée l’équipe de direction, depuis peu transformée ? Quelle vision du marché a-t-elle ? Telles sont les questions qu’on est allé poser à notre visiteur, désormais travailleur « pendulaire » – il partage son temps entre Paris et Londres, ville depuis laquelle sont développées les activités britanniques. Et bonne surprise, ni le groupe, ni la parole de l’un de ses animateurs n’ont perdu leur vivacité, leur « fighting spirit ».
Vous êtes installé à Londres depuis quelques mois désormais, quel regard porte-t-on sur la France et les débats qui agitent notre pays depuis le Royaume-Uni ?
Je passe encore deux jours par semaine à Paris, mais je suis installé le reste du temps à Londres. Ce qui me frappe surtout c’est la créativité architecturale et la transformation qu’a connue Londres, notamment grâce aux travaux liés aux Jeux Olympiques. A Paris, l’habitat c’est encore Haussmann et ses immeubles ; les dernières tentatives de modernité datent et sont peu nombreuses : la pyramide du Louvre, l’arche de La Défense. On a au contraire le sentiment à Londres d’une transformation réelle. Ce dynamisme se retrouve sur le plan social car la ville m’apparaît beaucoup plus internationale que Paris en réalité : c’est vraiment un village global où toutes les nationalités se côtoient… dont d’ailleurs quantité de Français, presque 350 000. C’est souvent plus simple de trouver Le Figaro ou Libération à Londres qu’ici. L’option prise par le gouvernement en matière de réduction des dépenses et de relance est enfin radicalement différente de celle en vigueur en France. Pour couper dans les dépenses publiques, on fait un large recours à l’ « outsourcing » : bus, collectes des amendes, transports, tout a été confié à des prestataires privés. Dans le même temps, j’ai été stupéfait par l’importance accordée au patriotisme, que ce soit le jubilé de la reine, l’hystérie autour du « Royal baby » ou plus récemment le « poppy », sorte d’œillet rouge que les hommes portent à la boutonnière pour honorer les combattants de la première guerre mondiale… et qui contraste avec les malheureux sifflets du 11 novembre dont le président de la République a fait l’objet. De la même manière, à Londres, on sait que ce sont… les entrepreneurs qui créent les emplois, qu’il faut réduire ses dépenses. Les Anglais, inventeurs de nombreux sports collectifs, sont attachés à la règle du jeu et regardent avec beaucoup de perplexité les changements incessants dont elles font l’objet en France. Tout est conçu pour prendre en compte les intérêts du business ici, et j’ai été très frappé d’avoir été reçu à Buckingham par le duc d’York avec un certain nombre de chefs d’entreprise peu de temps après notre arrivée : Webhelp, qui est maintenant un des plus gros employeurs d’Ecosse avec 6 000 salariés, est un acteur important de la vie locale à l’heure où les Ecossais organisent un référendum sur leur maintien dans le Royaume-Uni.
Dans le même esprit d’ouverture et de pragmatisme, le président de la Bourse de Londres, Xavier Rolet, est un français ex-banquier chez Goldman Sachs que j’ai connu à l’IHEDN, l’Institut des hautes études de la défense nationale. On voit mal la France confier les rênes de la bourse de Paris à un banquier anglais…
SI je devais résumer ce « gap » entre la France et le Royaume-Uni, je dirais que les Britanniques ont une croissance plus dynamique, actuellement plus créative que la nôtre, et que les Britanniques ont une plus grande capacité à… se faire du mal pour atteindre l’objectif qu’ils se fixent.
Dans le même temps, je pense que la France et les Français peuvent être ambitieux : nos cadres, ingénieurs, sont remarquablement formés, ils parlent tous désormais très bien anglais et leur éducation et culture leur permettent souvent de comprendre la complexité, ce qui est essentiel. Je fais ce constat tous les jours et c’est bien pour ces raisons que Webhelp est parti à l’assaut de nouveaux territoires… depuis la France !
Justement, la presse évoquait récemment des changements dans l’équipe de direction. Est-ce un nouveau cap pour Webhelp ou pour vous, une semi-retraite ?
Pas du tout, il s’agit surtout d’un moment excitant qui correspond à une nouvelle stratégie pour l’entreprise. Nous restons une entreprise française, mais qui a désormais une ambition européenne : faire partie du top 3 des acteurs européens de ce marché. L’acquisition de Hero TSC participe de cette ambition et s’avère un réel succès puisque nous ferons 15% de croissance sur le marché anglais en 2013, soit une croissance deux fois supérieure à celle du marché. Nous sommes très fiers d’avoir été élus « meilleure opération de croissance externe en Europe » lors du Private Equity Exchange Forum le 14 novembre.
Nous avons pris pied en Afrique du Sud avec un centre installé au Cap qui atteindra en fin d’année 500 postes de travail, au sein duquel nous travaillons pour Everything Everywhere (ndlr : le plus gros opérateur mobile au Royaume-Uni). Neuf mois après cette acquisition significative, je pense que nous avons réussi une chose : maintenir la culture de Hero TSC et donc l’ambition de ceux qui la développent. L’appétit vient en mangeant, d’autant que cette stratégie peut s’appuyer sur des capacités financières d’investissement significatives. Grâce au soutien de Charterhouse, nous disposons d’une capacité supplémentaire d’investissement de 100 millions d’euros. Note conviction est simple : les marques, les opérateurs télécom par exemple, vont dans les prochaines années réduire le nombre de leurs fournisseurs et prestataires en matière de relation client. Quel sens y a-t-il pour un opérateur tel que Vodafone à disposer et recourir à 70 « suppliers » sur l’Europe ? Au contraire, et nous en avons un bel exemple au Royaume-Uni, il y a un réel bénéfice à travailler à une « expérience client différenciante ». C’est ce que permettent des relations clients-prestataires pérennes, qualitatives.
D’autres choses vous ont-elles étonné, lorsque vous avez découvert le marché britannique ?
J’ai été très surpris et positivement surpris que nous soyons engagés avec des contrats exclusifs et d’une durée de six ans avec certains de nos clients en Angleterre. Cela permet de travailler dans la durée et croyez-moi, cela vaut bien mieux qu’un donneur d’ordres qui n’a qu’une seule envie en comité de pilotage : trouver l’indicateur sur lequel vous êtes en retard – cela arrive parfois en France. Les relations clients-fournisseurs me semblent plus constructives.
Vous ne retrouvez pas le même type de coopération au Royaume-Uni ?
Non, je constate au contraire une maturité dans la relation commerciale bien différente et qui autorise du coup de vrais investissements. Lorsque je suis arrivé sur le site de Hero TSC, j’ai été stupéfait de rencontrer des « ingénieurs en relation client », de découvrir des « discovery labs » par exemple, ou de voir que pour bien servir leur client, Sky (ndlr : bouquet de chaînes par abonnement), on a recréé sur un des sites une pièce complète d’un appartement afin que le téléconseiller se mettre complètement dans la tête et l’état d’esprit de celui qui va l’appeler.
Imaginons que vous reveniez à HEC ou au Lycée Stanislas, établissements que vous avez fréquentés, et que vous deviez y tenir un discours à l’attention des jeunes diplômés, à l’instar de Steve Jobs. Quel serait votre « stay hungry, stay foolish* » ?
Je n’ai malheureusement rien qui me permette de me prendre pour Steve Jobs !
Je leur dirais que les recettes pour réussie leur vie professionnelle sont complètement différentes de celles qui ont fonctionné à l’école ou l’université. En matière d’évaluation par exemple, la date d’examen, on ne la connaît pas, c’est tous les jours. Il n’y a pas un prof qui vous note mais… cinquante : vos clients, collègues, collaborateurs, fournisseurs. Et à 360 degrés. Les coefficients aux matières ? Il n’y en a pas, tout est important. On peut être bon sur 90% des sujets et se faire « carboniser » à cause d’une présentation Powerpoint ratée. Et si on croit réussir tout seul, c’est tout l’inverse qui est vrai : en entreprise, c’est l’équipe qui fait gagner. A l’école en France, on développe des « hard skills » mais ce sont souvent les « soft skills » et les « social skills » qui sont décisives dans le monde professionnel aujourd’hui.
Qu’avez-vous appris d’essentiel au travers de vos différentes expériences professionnelles?
(Sourire) D’abord, que finalement les règles du commerce n’ont pas tellement changé depuis l’époque des Phéniciens** : il faut vendre à des clients de plus en plus nombreux, qu’on cherche à satisfaire, des produits ou services plus cher qu’on ne les achète.
Aussi, que toutes les mathématiques que j’ai apprises ne servent quasiment à rien. Pour diriger une entreprise telle que Webhelp, si j’y réfléchis bien, j’ai besoin de savoir simplement additionner, soustraire, calculer un pourcentage. En de mettre en mouvement. L’entrepreneur, c’est celui qui met en mouvement.
Propos recueillis par Manuel Jacquinet
*Conseil de Steve Jobs aux étudiants de Stanford
** Originaires du Levant, les Phéniciens ont entre le 12e et le 4e siècle avant JC, à travers leur réseau de comptoirs, contrôlé presque tout le commerce méditerranéen. Leur réputation dans les affaires est encore connue aujourd’hui.