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Merci pour ce moment

Publié le 08 août 2023 à 09:02 par Magazine En-Contact
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En boutique, au restaurant, en voyage, on n’achète plus : on vit une « expérience » !
Instants magiques et rencontres rares se négocient désormais sur commande. Belle promesse ?

Souvenez-vous… Il fut une époque ingénue où juger un magasin sympa à cause de ses plantes vertes foisonnantes ou accepter une tisane d’hibiscus au spa n’était pas forcément une « expérience client », mais juste un plaisir inattendu dont la rareté ou la spontanéité faisaient le prix… Se faire inviter à une fête par des inconnus à Berlin ou dénicher une petite fabrique de chocolat équitable à Brooklyn, c’était aussi le fruit de hasards heureux dus sans doute à notre exceptionnel art de voyager, et non des « expériences » dûment réservées sur Airbnb, dans l’onglet approprié, en même temps que deux ou trois nuits chez ces « locaux » dont le site enjoint de « vivre comme eux » : « Don’t go there, live there », tout est dit.

Mais ça, c’était avant. Avant que la tendance nous pousse à explorer des Lieux et à profiter de Moments, voire de Lieux-Moments pour les plus accomplis d’entre nous… C’est fou comme une simple majuscule peut propulser un mot du statut de vocable banal à celui de graal de l’acheteur ou du voyageur contemporain. Depuis que le marketing – clans les années 1990 – a compris que le sentiment de vivre un épisode mémorable était un « levier d’enchantement », il est devenu difficile d’acheter à la va vite, surtout si une marque a des ambitions pour nous (et pour elle !). Essayez de sortir de certaines boutiques de cosméto sans laisser le temps à la vendeuse de décrire un par un ses échantillons ou d’imprégner de senteurs exquises le tote bag en coton bio qui contient vos emplettes ! Même notre banquier nous propose désormais un café avant d’entrer dans le vif de notre découvert, c’est dire… Dans certains restaurants branchés, on frôle parfois le harcèlement moral quand le sommelier se lance dans son couplet lyrique sur ce vigneron nature de la Maremme toscane ancien banquier d’affaires devenu le fils spirituel d’un couple de vieux Toscans sans héritier. Cela nous venge certes un peu des générations de vendeurs ou de serveurs revêches, mais le concept de « mémorable » est parfois subjectif.
Aucun être humain de plus de 15 ans, par exemple, ne survit à l’ « expérience client » d’un magasin Abercrombie & Fitch – musique à fond, vendeurs à demi nus, parfum maison vaporisé partout, quasi obscurité…

Besoin d’ « émotion »

Il était fatal que cette obsession de l’« expérience» plus ou moins finaude finisse par déteindre sur d’autres domaines. Celui du tourisme est tout naturellement devenu la nouvelle cible de ce besoin d’ « émotion». Logique en ces temps désincarnés par le digital, où le quotidien se vit trop vite pour s’arrêter sur les gens. Que ceux qui cherchent donc bêtement à visiter des sites fameux puis à rentrer dans leur hôtel 5 étoiles gardent désormais pour eux ce manque de curiosité navrant ! Pédaler dans le vieux Tokyo, s’initier à la torréfaction au Cap (en Afrique du Sud), cuisiner son « dinner », « de la ferme à l’assiette », à Santa Monica, voilà qui est, en revanche, hautement recommandé. C’est un peu les vacances en mode « bucket list », il faut cocher les cases initiatiques du moment : marché locavore confidentiel / hipster distillateur de whisky / céramiste en Birkenstock ! Airbnb est loin d’être le seul monstre sacré sur le créneau. Les hôtels branchés jouent de plus en plus souvent la carte « insider » pointue, gage d’expériences intimistes. Au Pigalle, à Paris, par exemple, on se vante que « les croissants sont fournis par la boulangerie toute proche, les livres sont sélectionnés par la librairie du coin, la musique est choisie par un voisin DJ collectionneur de disque. Artistes du quartier, commerçants ou restaurateurs, tous viennent au Pigalle nous parler de Pigalle ».

Ubérisation des expériences

Chez Voyageurs du Monde, le service « Like a friend » fait un tabac avec sa promesse de servir sur un plateau « l’ami que l’on rêverait d’avoir aux quatre coins du monde ». Notre nouveau copain Baptiste, « très bien infiltré dans les milieux de la mode, de l’art et du design » à Sao Paulo, regardera-t-il sa montre si l’on dépasse la durée prévue de son « parcours inimitable de galeries en showrooms » ? Ce serait humiliant ! Mais on a parfois tendance à oublier que cet ami appointé par le voyagiste est « payant », un peu comme les hôtes du même nom ! Et ce sympathique mais impécunieux street artist, qui nous fait découvrir les musts de l’art mural à Toronto, est-il au fond si différent d’un chauffeur Uber ? C’est ce que les esprits chagrins commencent à se demander… Mais, après tout, est-on obligé, au moment du récit de nos fascinantes « expériences » à nos amis, de mentionner ce détail embarrassant ?

Par Valérie de Saint-Pierre,
Madame Figaro/août 2017-09-04

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