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Matthew Crawford : le biker philosophe

Publié le 30 août 2018 à 10:13 par Magazine En-Contact
Matthew Crawford : le biker philosophe
Matthew Crawford – © Adam Ewing

Roger-Pol Droit a rencontré Matthew Crawford, un penseur aussi à l’aise dans son atelier de Richmond que dans les amphis. Il a préféré être garagiste plutôt que chercheur dans un prestigieux think tank, car il connait peu d’activité intellectuelle plus gratifiante que la mécanique.

Philosophe garagiste, le métier n’est pas courant. On l’aura compris : ce penseur est d’abord un personnage. Il ne travaille pas entre bibliothèques et amphithéâtres, comme les intellectuels de toutes les universités du monde. Lui s’occupe de motos. Aux Etats-Unis, depuis 2002, dans son atelier de Richmond (Virginie), à une centaine de miles au sud de Washington, Matthew Crawford diagnostique, répare, règle, restaure des mécaniques qui font rêver les bikers, à commencer par lui-même. Son travail quotidien se déroule parmi les carburateurs, circuits électriques et systèmes de freinage. Moteurs et travail manuel constituent ses passions et son gagne-pain. Mais ils fournissent également la matière première de sa réflexion et de ses livres, aussi singuliers que son existence.

Son histoire en zigzag est originale. Fils d’un professeur de physique à l’Université de Californie, Matthew Crawford a d’abord suivi, à Berkeley, une formation d’électricien, puis entamé un cursus scientifique pour partir finalement à Chicago achever un doctorat… de philosophie politique, tout en s’initiant au grec ancien par des cours du soir. Certains soirs seulement, car les autres se passaient déjà à bichonner une Honda CB360 dans un atelier loué à cet effet. En 2002, à 37 ans, Matthew Crawford semble installé. Recruté par le George C. Marshall Institute, un think tank conservateur de Washington fondé en 1984 – connu notamment pour ses positions climatosceptiques -, il voit s’ouvrir devant lui une carrière de conseiller : rapports, attaché-case et réunions. Cinq mois plus tard, il démissionne. La passion du garage l’emporte, parce qu’elle est synonyme, pour lui, d’une activité intellectuelle autrement plus intense et créatrice. Voilà pourquoi il faut prendre garde à ce type à l’apparence faussement banale d’Américain moyen. Selon un standard bien connu du cinéma hollywoodien – voyez par exemple Matt Damon dans les Jason Bourne -, sous son air tranquille se cache de la dynamite.

TRAVAILLER, C’EST PENSER

Car la singularité de Crawford n’est pas simplement d’être un philosophe travaillant hors du sérail, gagnant sa vie ailleurs que dans l’enseignement et la recherche. Après tout, ce fut souvent le cas dans l’histoire de la pensée. Avant que Socrate ne devienne fonctionnaire, la plupart des philosophes n’étaient pas professeurs. Certains, et non des moindres, eurent des métiers manuels : Spinoza polissait des lentilles pour microscopes et télescopes, Rousseau copiait des partitions musicales, Proudhon était ouvrier typographe. Toutefois, ils dissociaient tous leur activité artisanale et leurs aventures intellectuelles. Ils travaillaient d’un côté, philosophaient de l’autre. Pour Crawford, les deux se rejoignent et se renforcent. Il ne partage pas sa vie en deux, ni sa tête. Dans son atelier, le travail manuel est son terrain de réflexion. Inutile de croire que le mécanicien assure les revenus du penseur, lequel se met au travail au crépuscule, une fois rangées les clés à molettes. C’est exactement l’inverse : travailler de ses mains, pour Crawford, c’est penser. En effet, l’activité manuelle, à ses yeux, contient tout : l’attention, le rapport au réel, à soi-même et aux autres. Voilà ce que développent ses livres, et que résument ses propos.

L’ATTENTION EN PÉRIL

Commençons par l’attention, thème central de dernier ouvrage Contact. Dès qu’on entame la conversation, c’est de l’attention que parle Crawford. Pour souligner qu’elle est aujourd’hui en péril, parce qu’elle est devenue un champ de bataille industriel : « Le fait le plus évident, c’est que nous sommes exposés à des tentatives de plus en plus puissantes et profondes pour capturer en permanence notre attention. Dans l’espace public – les rues, les bars, les aéroports… -, nous sommes continûment sollicités par des écrans publicitaires, des affiches, des musiques, des messages. Et ce n’est pas qu’une affaire de publicité et d’espace public ! Nos vies intimes sont envahies par un besoin de stimulation incessant, par les réseaux sociaux, par les jeux vidéo. Il n’y a presque plus aucun temps mort, aucun espace vide. Les lieux silencieux, préservés, deviennent de plus en plus rares. »

Se concentrer – sur une tâche, sur une idée – se révélerait donc bien plus difficile aujourd’hui qu’autrefois. « Quand vous passez tout le temps d’une activité à une autre, de manière instantanée et enchaînée, vous n’avez plus aucun intervalle disponible pour penser. Or un espace vide est crucial pour que s’élabore la pensée, de même que les espaces entre les mots sont indispensables pour que s’organise une phrase cohérente. Aujourd’hui, à l’échelle des cultures industrialisées, la pression pour capter notre attention est énorme. Or pour approfondir une idée, pour avancer dans une tâche pratique, vous devez conserver votre attention, donc faire des choix, et savoir exclure certaines sollicitations. »

RÉSISTER

C’est à cela, chez Crawford, que sert avant tout le travail manuel : se rassembler, se concentrer, se colleter à la réalité, avec nos mains et notre tête, avec tout notre corps, sans nous laisser disperser ni distraire. Nous voilà donc loin du hobby, du simple divertissement. Travailler sur des moteurs est au contraire un « engagement intellectuel très fort ». L’activité manuelle devient ici ascèse, exercice spirituel. En tout cas, manière de penser et de vivre. Au sein d’une époque « où nous n’avons plus le contrôle de nous-mêmes », selon ses termes, réparer des motos est pour Crawford plus qu’un entraînement à la réflexion. Une manière de résister. Mais à quoi ? À notre perte du réel, à l’éloignement tendanciel du monde. La technologie rend notre relation à la réalité de plus en lointaine et abstraite. « Regardez ce que devient la conduite automobile. L’automation s’accroît, et avec elle le désengagement. Mon prochain livre portera justement sur la conduite, parce qu’elle constitue un autre symptôme de cette perte du monde que je tente de décrire et de combattre. Désormais, les voitures intercalent systématiquement, entre le conducteur et la route, une quantité de capteurs, d’outils de mesure, de filtres électroniques. Celui qui conduit est isolé des vibrations, des inégalités du sol, de l’air extérieur. Seuls des cadrans le renseignent. La sensation de réalité disparaît. »

RÉGRESSION VERS LA MAGIE

Et la compréhension du monde s’amoindrit, elle aussi. Car le grand paradoxe de l’expansion technologique est de nous faire évoluer dans un univers « scientifique » dont les processus de fonctionnement, en fait, nous échappent. « Pour la plupart des utilisateurs, les objets techniques sont magiques. Nous savons ce qu’ils font, mais pas de quelle manière ils agissent. Alors, chacun finit par vivre dans un monde qu’il ne comprend pas vraiment. Il me semble qu’il y a là une forme grave de régression, presque un retour à une mentalité du Moyen Âge, où l’on croyait à l’action de forces invisibles, de pouvoirs occultes qui restaient inintelligibles… »

Réaliste cohérent, Matthew Crawford refuse obstinément de dissocier esprit et corps, comme le fit une longue tradition qui parcourt toute l’histoire de la philosophie. C’est avec notre corps, rappelle-t-il, que nous pensons. Nous réfléchissons avec nos mains autant qu’avec notre cerveau. Cette « prise en mains » du monde est une manière fondamentale de le connaître, mais aussi de nous construire dans ce corps à corps. « Agir dans le monde et sur lui fait partie intégrante de notre manière de penser et d’élaborer nos connaissances. Or cela nous fait défaut aujourd’hui, parce que nous nous déchargeons de toute activité directe sur des outils techniques, en oubliant que la réalité n’est pas faite que calculs et d’algorithme, mais aussi de matériaux qu’il faut apprivoiser. »

En fin de compte, ce qui intéresse le plus Matthew Crawford est l’entrecroisement de l’activité concrète – patiente, artisanale – et de la construction de soi-même. Il trouve dans la réparation de motos cette combinaison « rigueur intellectuelle-labeur endurant » qui permet de développer l’indépendance personnelle que notre époque a tendance à gommer. Car nous vivons, selon ce philosophe, un temps où la liberté individuelle est effacée en même temps que proclamée. Ce nouveau paradoxe constitue le noyau dur de ses analyses philosophiques. Il faut l’éclairer, et aussi en indiquer les limites.

LA RESPONSABILITÉ DES LUMIÈRES

Qu’avaient promis les philosophes des Lumières ? Plus de libertés pour les individus, plus d’autonomie dans les jugements et dans les actes de chacun. Et qu’obtiennent, deux siècles plus tard, nos contemporains ? Un mirage d’indépendance, sous le contrôle permanent des technologies, du marketing et des data. Les Lumières voulaient l’autonomie, elles ont engendré une forme de servitude. Comment expliquer pareil écart entre intentions et résultats ? Réponse de Crawford – très résumée : c’est la faute de Kant. Car le philosophe de la raison pure a imaginé que notre liberté de décision était indépendante de notre corps, de ses engagements et de ses interactions avec le réel.

Or c’est tout l’inverse qui est vrai, insiste Crawford. Nous ne pouvons devenir réellement autonomes qu’en faisant l’expérience patiente de notre dépendance envers la réalité, dans l’accomplissement du travail qui consiste à façonner et à transformer la matière. C’est seulement en acquérant ce genre de compétences et de tours de main que nous pouvons progresser dans notre autonomie personnelle. Les motos, on l’aura compris, ne sont pas les seules à pouvoir nous conduire sur cette route.

Le biker penseur consacre notamment de nombreuses réflexions aux facteurs d’orgue contemporains et à d’autres artisanats. Tous sont dépendants, à la fois, de la physique, de la tradition, des matériaux ancestraux, des possibilités techniques nouvelles. C’est en explorant ce paysage balisé et modifiable qu’ils conquièrent leur liberté concrète, laquelle n’a rien à voir avec une autonomie idéale, absolue, existant par elle-même… et irréelle !

LE MYTHE DU MONDE TEL QU’IL EST

Il y a bien des éléments intéressants dans cette réflexion. Les livres de Crawford figurent parmi ceux dont il faut recommander la lecture. Cela ne signifie pas qu’il faille tout en approuver. Sa manière de transformer Kant en « grand Satan », si on ose dire, semble excessive et fondée sur une interprétation biaisée. En effet, Kant soutient que nous avons affaire au réel seulement à travers nos représentations : nous voyons le monde avec nos yeux, notre esprit, et jamais « tel qu’il est ». Ce que dénonce Crawford est en fait différent : nous interposons, au XXème siècle, quantité d’artifices préfabriqués entre la réalité et nous. Il faut certainement défaire bon nombre de ces couches qui filtrent à présent notre existence et la rendent souvent uniforme. Mais cela ne signifie pas que nous pourrions nous débarrasser de toutes les représentations pour accéder aux choses mêmes…

Pas question d’entrer dans cette discussion labyrinthe. Chacun se fera son idée en lisant ce penseur singulier qui se définit lui-même comme un « marxiste de droite ». Marxiste parce qu’il critique les dérives et méfaits du capitalisme, de droite parce qu’il est convaincu que les remèdes sont à chercher dans la résistance des individus plutôt que des groupes sociaux. Puisqu’il a pratiqué le grec ancien, Crawford s’est peut-être souvenu que sophia, terme signifiant sagesse et savoir, désignait originairement l’habileté manuelle, les savoir-faire des métiers, les tours de main des artisans. J’ai oublié de lui poser la question. Next time.

COMMENT IL LE DIT

« (…) La question la plus fondamentale est celle du caractère désincarné des programmes scolaires, qui séparent le contenu articulé du savoir du contexte pragmatique dans lequel sa valeur pourrait se manifester. (…) Prenons l’exemple d’un étudiant qui aurait pour tâche de construire un châssis tubulaire pour une voiture de course. Les questions de trigonométrie deviendront tout d’un coup extrêmement intéressantes à ses yeux. En matière d’enseignement, retrouver le contact avec le réel consisterait à comprendre que l’on éduque des individus situés dans le monde et qui s’orientent en son sein à travers un ensemble de préoccupations humaines. Ce serait plus efficace que de s’adresser à un ‘être raisonnable’ générique en nourrissant l’espoir de susciter son enthousiasme.»

Extraits issus de l’interview accordée aux Echos Week-end le 9 mai 2018 par Roger-Pol Droit.

 

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