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La folie Free, symbole d’une schizophrénie française

Publié le 22 février 2012 à 14:12 par Magazine En-Contact
La folie Free, symbole d’une schizophrénie française

DE JEAN-FRANCIS PÉCRESSE

La folie Free, symbole d’une schizophrénie française Ils sont Free ? Ils n’ont pas tout compris… Plaisanterie mise à part, le million de Français qui, en un mois, ont déjà souscrit aux offres alléchantes du 4 e opérateur mobile ne se doutent pas toujours à quel point ils favorisent la délocalisation d’emplois et d’investissements, phénomène qu’ils déplorent par ailleurs. L’engouement spectaculaire pour Free Mobile est révélateur d’une schizophrénie, celle qui oppose, en nous, le consommateur et le producteur, l’agent économique et le citoyen. L’un est arrimé à son pouvoir d’achat, l’autre est attaché à l’emploi. L’un arbitre en faveur de produits et services importés moins chers, l’autre déplore que son pays offre si peu d’emplois nouveaux. Conflit d’intérêts légitimes duquel le consommateur sort presque toujours vainqueur… à court terme. Lorsque, après avoir fabriqué à moindres coûts ses monospaces Lodgy dans sa nouvelle usine de Tanger, Renault les proposera au marché européen, ils séduiront par leur prix attractif des milliers de clients français aujourd’hui sincèrement heurtés par cette localisation marocaine. « Il faut s’interroger sur le déferlement des modèles low cost , a calmement expliqué Stéphane Richard, PDG de France Télécom-Orange, lors de son audition récente par la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale. Orange, SFR, Bouygues Telecom : lorsqu’ils réagissent à l’offensive de Free Mobile, les opérateurs “historiques” méritent d’être écoutés autrement que comme des rentiers juste hostiles à l’arrivée d’un petit nouveau. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas l’ouverture à la concurrence, a fortiori sur un marché aussi régulé n’ayant pas vocation à être libéralisé, c’est l’avenir d’un modèle économique qui permettait jusque-là un équilibre entre les objectifs d’emploi et de pouvoir d’achat. Employant 4.100 collaborateurs fin 2010 en France, Free s’est engagé, en contrepartie de sa licence, à y créer 1.500 postes, notamment dans 2 centres d’appels ouverts en région parisienne, Colombes et Vitry, s’ajoutant à ceux déjà créés à Paris, Marseille et Bordeaux. Obtenus, en réalité, pour l’essentiel, par redéploiements internes, ces nouveaux postes ne changent pas la nature d’un paradigme reposant largement sur la délocalisation de la relation client, et la dématérialisation de la distribution – Free disposant d’à peine 3 boutiques. Ces emplois sont loin de pouvoir compenser les emplois voués à disparaître dans le secteur des télécoms. La riposte commerciale des autres opérateurs aux offres à bas prix de Free Mobile est d’ailleurs symptomatique. Sosh, Red, B&You : dans les trois cas, c’est sur Internet et non en boutique que les clients peuvent y souscrire. C’est logiquement sur le réseau de distribution que la pression est la plus forte. Dans ses 650 boutiques, Bouygues Telecom, le plus petit des trois grands, emploie directement 4.100 collaborateurs et constate, dans les seuls points exclusivement consacrés à la vente, une baisse de 20 % de la fréquentation depuis un mois. Mais il faut aussi compter avec les emplois indirects, ceux des réseaux indépendants. Et les opérateurs historiques ont déjà commencé à réduire le nombre de prestataires affectés à la vente et à la démonstration dans les grandes surfaces. Pour résister à la concurrence tarifaire, l’incitation devient forte, également, à délocaliser les centres d’appels – comme Free qui emploie déjà 1.720 personnes à l’étranger -, alors même que les grands opérateurs se sont efforcés, jusqu’ici, de limiter les solutions off shore – à 10 % des effectifs chez Orange, à 25 % chez SFR. Bouygues Telecom emploie au Maroc un millier de téléconseillers, sur un total de 2.500. En 2012, le groupe va transférer en Roumanie et en Pologne 250 emplois de techniciens. Avec des rentabilités aujourd’hui confortables (35 % de marge brute sur le mobile pour Orange) mais appelées à baisser, les opérateurs traditionnels vont inévitablement couper dans leurs budgets d’équipement et de fonctionnement, prévenait il y a quelques jours la Fédération française des télécoms. C’est déjà en cours. Il ne faut pas, cependant, jeter le bébé avec l’eau du bain : s’interroger sur les effets pervers de l’arrivée de Free Mobile, ce n’est pas remettre en cause le modèle low cost qui a bien des vertus concurrentielles, par exemple dans l’aérien ou l’automobile. En fait, si ce cas fait légitimement débat, c’est qu’il est spécifique sur 3 points. Premièrement, Free Mobile se voit offrir une place sur un marché mature, où la demande est presque saturée, où l’arrivée d’un nouvel acteur n’est justifiée ni par un élargissement de la gamme ni par une innovation technologique. Free a innové dans l’ADSL, mais pas dans le mobile. Deuxièmement, Free Mobile arrive sur un marché qui était un modèle de régulation efficace puisqu’il parvenait à la fois à créer de l’emploi en France, notamment pour nos ingénieurs, et à bénéficier aux consommateurs, les prix du mobile en France étant parmi les plus bas d’Europe. Troisièmement – et ce point est en bonne partie lié au précédent -, le low cost n’est pas nécessaire à cette industrie comme il peut l’être à la construction automobile : Renault pourrait difficilement survivre sans produire aussi des véhicules à bas costs, mais l’industrie des télécoms, à forte valeur ajoutée, est parfaitement viable sans low cost. L’arrivée de Free Mobile pose donc moins le problème du low cost dans une économie en perte de compétitivité que celui d’une juste cohabitation entre offres à bas costs et offres à costs raisonnables, entre le gratuit et le payant. Après tout, Orange, SFR et Bouygues Telecom pourraient laisser à Free le créneau des prix bas et des services réduits, pour privilégier la qualité du service et de la relation-client. Mais l’interdiction légale de surtaxer les appels contraint sérieusement les possibilités de financer un tel modèle, menacé par le haut comme par le bas. Comme le dit Stéphane Richard, “il y a une perte de perception de la valeur du service”. Le low cost ne tire pas que les coasses vers le bas.

Jean-Francis Pécresse est éditorialiste aux “Echos ” Tous droits réservés – Les Echos 2012

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