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Et si le « râleur power » sauvait votre service client ?

Publié le 03 juin 2015 à 13:54 par Magazine En-Contact
Et si le « râleur power » sauvait votre service client ?

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M le Magazine du Monde – 22 mai 2015 – Le “râleur power” déferle sur Twitter (8257 s.) (Julien Guintard)

#yenamarre@çamarchepas… Sur les fils Twitter des marques, les réclamations pleuvent en flux continu. Une relation client beaucoup plus directe développée par les entreprises, qui bichonnent les mécontents.

Une alternance de défaillances, de déconvenues et de simples “ah désolé” en retour. C’est la plus mauvaise expérience, voire blague, que j’ai vécue de ma vie de blaireau numérique. » Un beau jour d’avril, Adrien Havet a décidé de signifier en quelques tweets grinçants tout le mal qu’il pensait des services de Save My Smartphone. La start-up, qui promet à ses clients en « détresse » le « sauvetage » rapide de leur terminal numérique, venait de lui livrer avec retard, et après moult péripéties, un appareil non conforme. Ulcéré, cet illustrateur parisien de 31 ans a dégainé l’arme nucléaire : il a pris ses quelque 3 000 abonnés à témoin de cet imbroglio.

L’entreprise, également présente sur le réseau, n’a pas tardé à réagir.« Un des responsables clientèle m’a appelé dans la journée avant de venir le soir même me remettre en mains propres un téléphone neuf et un bon d’achat. »

Fort heureusement pour Save My Smartphone, sur Twitter, qui châtie bien aime bien (dans cet ordre). Après le fouet, viennent les gros poutous : le client, passé en un temps record de la fureur à la satisfaction, s’est empressé de saluer publiquement l’élégance du geste. Mieux, il recommande désormais les services de la start-up à ses « followers ».

La puissance des réseaux

Lancé dans une joute avec Darty au sujet d’un retard dans la livraison d’un nouveau modèle de téléphone, Vincent Hennebert n’en est, lui, pas encore au stade de la recommandation. Ni même de la réconciliation. Entre menace de recourir à la « répression des fraudes » et exigence d’un « geste commercial », ce développeur Web basé à Chantilly met à l’épreuve le fameux « contrat de confiance » du distributeur. « Après une dizaine d’appels, j’ai compris que la hotline téléphonique était en train de me balader, du coup je suis allé sur Twitter. C’est direct, public et il y a une trace écrite. On peut mettre la pression sur la marque et vérifier en même temps si notre problème concerne d’autres personnes. » Finalement, si Vincent Hennebert a confiance en quelque chose, c’est bien en la puissance du réseau de minimessages : « Dans ce genre de situations, Twitter m’a toujours apporté la solution que je cherchais. »

En une dizaine d’années, les réseaux sociaux ont ouvert de nouveaux espaces d’expression à l’antique relation client-vendeur. Les marques, venues avant tout y faire de la communication, ont été rapidement débordées par la contre-offensive des utilisateurs. « Nous avons ouvert des comptes Facebook et Twitter en juillet 2010 pour présenter nos offres et donner des conseils, se rappelle Tanguy Moillard, pionnier du Web social chez Bouygues Telecom. Au bout de 48 heures, nous recevions les premières questions. Au bout de quinze jours, on savait que cela allait devenir un canal de relation client. » Cinq ans plus tard, soixante conseillers se relaient pour gérer le flux de questions. A l’instar de Bouygues Telecom, la plupart des grandes entreprises ont dédoublé leur compte sur les réseaux sociaux : un pour la communication, l’autre pour la relation client.

Défini à l’aube des années 1970 par l’économiste américain Albert Hirschman dans son classique Exit, Voice and Loyalty (« Défection et prise de parole »), le paradigme de la relation client se résume à trois attitudes en cas d’insatisfaction : le renoncement à l’action avec maintien de la fidélité, l’expression du mécontentement ou le changement de crémerie, hémorragie silencieuse constituant la pire option pour l’entreprise.

Le grincheux, messager de la modernité

« Alors que la gestion de la relation client a longtemps consisté à éviter la publicisation du mécontentement, on est passé à une logique de mise en scène de la prise en charge des problèmes », analyse Benoit Giry, qui termine une thèse en sociologie sur la gestion des réclamations à l’université de Bordeaux. En clair, le râleur qui donne de la voix n’est plus redouté. Il est devenu une chance à saisir. Une opportunité de montrer l’excellence du service client.

D’une part, si le consommateur réclame, c’est qu’il n’est pas parti voir ailleurs. On peut donc le satisfaire de nouveau. D’autre part, les remarques formulées par les clients permettent de mieux s’adapter au marché. « Mon hypothèse personnelle, poursuit Benoit Giry, c’est que de nombreuses entreprises ne savent plus très bien ce qu’elles vendent. On a regroupé tout un tas de choses sous le vocable de service. On propose des offres… Du coup, le fait de comprendre les attentes et de pouvoir s’y adapter devient crucial. »

Le client qui « réclame », qu’il se plaigne d’un dysfonctionnement ou qu’il sollicite simplement des précisions sur un service ou un produit, devient une source d’information, un réservoir de marketing naturel. « De manière paradoxale, certaines entreprises se fixent aujourd’hui des objectifs annuels de réclamations, signale le chercheur. Du type : “On a enregistré 3,5 millions de réclamations l’an passé, on en veut 4 millions cette année.” Il faut que les gens réclament, c’est positif. » Dans le jargon professionnel, le râleur est devenu « un outil de la conduite du changement ». Par un formidable retournement de situation, le grincheux se mue en messager de la modernité : en tenant compte de ses remarques, l’entreprise peut gagner en efficacité et en rentabilité.

On peine à envisager les choses sous cet angle en inspectant le compte Twitter de SFR assistance. Chaque matin à 9 heures, au bonjour collectif ensoleillé d’émoticônes envoyé par la marque répond à un concert de lamentations. Exemple de dialogue sympathique :

Comme si un commerçant éternellement jovial levait chaque jour son rideau de fer pour découvrir une foule de clients invariablement mécontents.

Mais pour que les « râleurs » puissent devenir les amis des marques, il faut bien leur tendre la main, leur sourire coûte que coûte et essayer de comprendre leur problème. C’est la mission des community managers (CM) qui gèrent la présence en ligne des entreprises et signent généralement leurs messages de leur prénom pour instaurer une complicité avec leurs interlocuteurs. Parmi eux, Sébastien Defrance se distingue en ayant affaire à des clients affamés. Le CM du service de commande de restauration livrée Allô resto reconnaît que « les gens ont tendance à s’énerver plus vite quand ils ont faim ».

Néanmoins, insiste-t-il, « même si le client est roi, en aucun cas nous ne devons lui servir de paillasson. On est là pour écouter, rassurer et proposer des solutions. Il peut y avoir de la virulence dans les propos, mais ça ne doit pas aller jusqu’à l’insulte. Sinon, je mets fin à l’échange ».

Rien de tel qu’une bonne répartie

Doctorant en sociologie de la communication à l’université Paris-Est, Thomas Jammet pointe les contradictions de l’idéologie du Web social.« Il y a cette exigence d’être toujours cordial. Et les community managers ont bien conscience de l’artificialité de cette posture de Bisounours. Puisqu’ils n’ont pas le droit de perdre leurs nerfs, ils utilisent des moyens détournés et notamment l’humour. » Rien de tel qu’une répartie bien dosée, un trait d’esprit ou une petite blague pour calmer le râleur, le tourner en ridicule lorsqu’il va trop loin ou normaliser l’échange entamé sur un ton injurieux.

Quelques sites répertorient justement les échanges entre clients énervés et community managers espiègles ayant donné lieu à des « perles ». « L’humour, c’est la cerise sur le gâteau pour un conseiller Web, constate Tanguy Moillard, mais chacun a sa personnalité et on ne force personne à aller sur ce terrain. » La solution trouvée par Bouygues pour baliser ce terrain glissant du LOL : un « comité de tonalité ». Chaque mois, l’encadrement effectue une sélection des messages de chaque conseiller et analyse ses pratiques, la qualité de ses réponses et la pertinence de son humour…

« Aujourd’hui, la relation client n’est plus du tout un service maudit dans l’entreprise », conclut Marie Benedetto-Meyer, professeur de sociologie associée à l’université Versailles Saint-Quentin. A quand le « stand-up » du service contentieux ?

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