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Les détenus contre l’outsourcing

Publié le 15 février 2019 à 16:31 par Magazine En-Contact
Les détenus contre l’outsourcing
En-Contact N°54

Archive : USA Today, 2010, par Jon Schwartz, paru dans le N°54 d’En-Contact

Les Américains ont inventé le téléphone. Puis ils ont inventé les call centers. Puis l’offshoring. Et enfin le « cellshoring ». Quel nouveau concept se cache derrière cet anglicisme étrange ?
La suite logique des inventions précitées. Face au mécontentement grandissant des clientèles fatiguées de ne rien comprendre à l’accent impénétrable de leur correspondant Indien, Philippin ou Costaricain et pouvoir rapatrier ces services, tout en conservant les prix de l’offshore, on a pensé aux prisonniers. Voilà pourquoi la personne qui vous répond a aujourd’hui de fortes chances d’être derrière les barreaux. Autant dire que le taux de turnover de ce bassin… captif reste peu élevé. Jon Schwartz nous faisait découvrir ce phénomène, qui commence à toucher la France, dans un numéro déjà ancien d’USA Today.

David Day sautille et dans son regard luit une lueur qu’on n’attendrait pas chez quelqu’un qui fait près de 400 appels de télémarketing par jour pour 200 dollars par mois (139 euros). C’est parce qu’il a un emploi très convoité là où peu sont disponibles : derrière les barreaux.
Day, 43 ans, est l’un des 85 détenus qui organise des rendez-vous d’affaires depuis un call center à l’Institution correctionnelle de Snake River, un pénitencier d’État dans cette ville de l’oignon et de la pomme de terre pas très loin de la frontière avec l’Idaho. « Je suis reconnaissant pour cette opportunité qu’on m’a donnée. Beaucoup d’entre nous finissent ici parce que nous n’avions pas d’emploi et manquions de connaissances en matière de communication », dit-il un matin, la queue de cheval en cascade sur sa veste en jean fournie par l’État.
Sans l’aversion pour les délocalisations du cabinet de conseil Perry Johnson, Day, qui a été condamné pour agression, et ses compagnons de cellules ne travailleraient pas.
Près d’une douzaine d’États – l’Oregon, l’Arizona, la Californie et l’Iowa, entre autres – ont des call centers installés dans des prisons fédérales ou d’État, ce qui souligne un développement de l’emploi de détenus pour des postes dans le télémarketing qui auraient été autrement délocalisés vers des pays aux bas salaires comme l’Inde et les Philippines. Des prisonniers de l’Arizona passent des appels d’affaires, comme le font des détenus de l’Oklahoma. Un call center pour le service des cartes grises est géré depuis une prison de femmes exclusivement dans l’Oregon. D’autres sociétés conservent des emplois industriels aux États-Unis. Plus de 150 détenus dans une prison fédérale de Virginie construisent des pièces automobiles pour Delco Remy International. Auparavant, certains de ces postes étaient à l’étranger.

Au moins 2 000 détenus dans tous les États-Unis travaillent dans des call centers, et ce nombre progresse comme les entreprises recherchent une main d’œuvre bon marché sans provoquer l’ire des hommes politiques et des syndicats. Dans le même temps, la population carcérale explose, offrant aux entreprises américaines une autre manière de réduire leurs coûts.

« Les prisons sont des candidats désignés pour fournir des emplois peu qualifiés », dit Sasha Costanza-Chock, une diplômée de l’Université de Pennsylvanie qui a présenté une thèse l’an dernier sur les call centers dans les prisons américaines.

Les conditions du marché semblent favoriser les prisons. Après un déclin de plusieurs années, le nombre d’emplois dans les call centers basés aux USA a progressé pour atteindre les 360 000 l’année dernière. Dans le même temps, plus de postes de cols blancs sont délocalisés que les chercheurs le croyaient à l’origine. Près de 830 000 emplois dans le secteur tertiaire aux USA, des télémarketeurs aux ingénieurs programmeurs, seront envoyés à l’étranger à la fin de l’année 2005 selon Forrester Research.

Près de 3,5 % des 2 100 000 prisonniers aux USA ont produit des biens et services pour une valeur estimée à 1,5 milliard de dollars en 2002 (1,043 milliard d’euros).
Mais la main d’œuvre emprisonnée suscite autant de peur que d’intérêt. Des sociétés hésitent face à la perspective d’un effet négatif en termes de relations publiques s’il était rendu public qu’ils emploient des prisonniers en violation flagrante des lois sur le salaire minimum et la compétition déloyale envers les travailleurs libres.
« Littéralement, ils tirent profit d’un réservoir captif », dit Tony Daley, économiste chercheur pour les Communication Workers of America qui représente 700 000 personnes à travers le pays.

Un court trajet vers le bureau

Mis à l’écart dans un coin de la plus grande prison de l’Oregon, le call center ressemble à tous les autres, si ce n’est pour les postes de garde avoisinants, les grilles de barbelés et la cour de la prison.
Séparé par moins de la longueur d’un terrain de football, les employés se rendent au travail depuis « chez eux », autrement dit, depuis leur cellule. La semaine de 40 heures s’étend du lundi au vendredi. Une journée de travail typique commence à 7 heures 30 et finit à 16 heures. Un travail particulièrement méritant rapporte une demi-journée de repos le vendredi. Le salaire n’est pas terrible – de 120 à 185 dollars par mois (de 83,50 à 128,70 euros) – mais pour les détenus du 80 Snake River, c’est le premier emploi et une distraction dans cette prison de moyenne sécurité de 2 900 prisonniers.
Les détenus travaillent pour deux sociétés dans la prison de l’Oregon. Day et près de 60 autres fournissent les services de Perry Johnson Consulting auprès des sociétés américaines. Un groupe de 20 détenus, dont Wade, travaille pour Timlin Industries, une société de l’Oregon qui vend des articles promotionnels aux PME.

Le centre a ouvert l’an dernier et après un travail d’une année par le Département des Services Correctionnels de l’Oregon pour attirer des sociétés qui autrement délocaliseraient. Le programme réduit le taux de récidive de 24 %, la fréquence à laquelle les prisonniers libérés violent la loi et retrouvent les barreaux et leur apprend à travailler ensemble.
« Les gars partagent des tuyaux sur le travail plutôt que de parler de leur prochain deal ou de qui sera le prochain qu’ils buteront », dit Robert Killgore, administrateur de Oregon Corrections Enterprises, une agence d’État semi-indépendante qui sélectionne des entreprises commerciales pour travailler avec les prisons.



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Ce qui explique la tentation de mettre les call centers derrière les barreaux :

• Garder les emplois aux USA
Même si les travailleurs anglophones sont légion à l’étranger, les sociétés américaines sont inquiètes des protestations politiques.
Prenons l’exemple du cabinet de conseil Perry Johnson. Il a envisagé de délocaliser des emplois en Inde mais au lieu de cela, a opté pour Snake River. « Ils voulaient conserver ces emplois aux USA et non les chercher ailleurs », dit Ronna Newton, manager chez International Marketing Resources, qui a mis en place le call center et a signé des contrats pour gérer les appels d’autres sociétés intéressées.
« On essaie de sauver des emplois de la délocalisation mais sans heurter les syndicats », dit Philip Glover, président du Conseil National des Prisonniers.
Mais Gordon Lafer, professeur de Sciences Politiques à l’Université d’Oregon, dit que les sociétés voient en les prisonniers comme une opportunité d’éviter la polémique des délocalisations et de continuer à faire des économies. « C’est aussi peu ingénieux que de parquer les emplois à l’étranger ».
En dehors des prisons, les entreprises relocalisent leurs call centers et d’autres opérations de back office vers de petites villes comme St. Marys, Géorgie et Nacogdoches, Texas, où les coûts de l’immobilier et de la main d’œuvre sont avantageux.
Un fort taux de départs est devenue un problème si épineux pour cette industrie de 7 millions de travailleurs que Comcast et Comerica ont amélioré les plateaux et offert des formations spécialisées pour conserver les salariés, selon Mercer.
Et remplacer les salariés a un coût. La plupart des entreprises dépensent de 6 000 à 7 000 dollars (de 4174 à 4870 euros) pour recruter et former chaque employé, dit Jon Anton, professeur à la faculté des Sciences de la Consommation de l’Université de Purdue.
Un dirigeant d’une entreprise de marketing de l’Oklahoma a déclaré que sans son call center de 24 personnes dans une prison d’État, ils auraient mis la clé sous la porte ou délocalisé en Chine à cause des coûts. Les détenus gagnent de 11 à 36 cents de l’heure (de 7 à 25 cents), selon le Bureau Fédéral des Prisons.
A ce jour, seuls six des 85 détenus en Oregon ont quitté leur poste depuis que le centre a ouvert en octobre, selon Mike Reagan, qui supervise les opérations du call center de Snake River. Les détenus doivent avoir encore un an de peine à purger pour être éligibles.

• Des travailleurs qualifiés
Il y a plus de détenus – 2,1 millions mi 2003, pour 1,6 million en 1995 – à cause d’une vague de condamnations pour crimes sans violence et de plus longues peines, dit l’Institut Justice Policy. Alors que la population carcérale enfle, le nombre de travailleurs qualifiés potentiel fait de même.
« Il n’y a aucune hésitation à avoir pour utiliser le travail des prisons », dit Rosemary Batt, professeur à la faculté des Relations industrielles et professionnelles de l’Université de Cornell.  « On délocalise les emplois quand il y a tant de personnes qualifiées en prison. Pourquoi ne pas payer un salaire à ces gens pour les réhabiliter ? »
Timlin industries est entré en contact quand il est devenu trop difficile de trouver des travailleurs dans la petite ville de Lakeview, Oregon. « Mais qu’est-ce que ces gars travaillent dur », dit Tim Klosse, propriétaire de Timlin. Son équipe a tellement bien travaillé, que Timlin a récemment ouvert un centre manufacturier à Lakeview pour prendre en charge un afflux de commandes.

Tout le monde a quelque chose à reprocher à l’utilisation des travailleurs détenus. Mais tout n’est pas perdu pour ces sociétés qui envisagent d’utiliser des détenus plutôt que d’exporter l’emploi.
« C’est un risque calculé », admet Killgore.
Ils ont peur qu’un fiasco en relations publiques comme celui qui a concerné Dell l’an dernier, avec la révélation que Dell avait employé des prisonniers pour des tâches de recyclage d’ordinateurs en 2002, ne se reproduise. Bryant Hilton, porte-parole de Dell, a dit que transférer les postes en Californie, au Texas et au Tennesse était une décision d’entreprise.

Ou alors, pire, les dirigeants frissonnent à l’idée que des détenus puissent partager des informations personnelles de consommateurs, comme ce fut le cas dans l’Utah en 2000. Ce programme a été arrêté.
Cependant les avancées technologiques et le sens commun ont aujourd’hui résolu ces problèmes, comme le disent Killgore et d’autres. A la prison de Snake River, les numéros de téléphone sont générés automatiquement et les appels sont enregistrés. Les détenus parlent à des sociétés, pas à des consommateurs. Et les prisonniers condamnés pour vol d’identité ne sont pas éligibles pour ces emplois.
Ironiquement, les conditions du marché à l’étranger pourraient faire revenir aux USA des emplois dans les call centers qui avaient été délocalisés dit Naren Patni, PDG de Patni Computer Systems, la sixième plus grande société productrice de programmes informatiques, un pionnier de l’outsourcing.

« Les coûts et le taux de départ pour les emplois peu qualifiés vont augmenter en Inde, dit Patni. Qui a envie d’être coincé dans un boulot de télémarketing, des horaires non conventionnels de façon à coller aux fuseaux horaires américains, si des postes plus rémunérateurs dans le développement de produit apparaissent ? Cela pourrait forcer les sociétés américaines à transférer les call centers, peut-être vers les prisons ».
Katey Grabenhorst, 42 ans, est reconnaissante pour l’éternité qu’un emploi de call center ait été disponible dans une prison de l’Oregon. Elle a commencé à travailler pour le service des cartes grises lorsqu’elle était derrière les barreaux et a continué à travailler pour eux une fois sortie de prison.

Le poste a apporté « de l’amour propre, de l’ordre et un revenu stable dans ma vie », dit Grabenhorst, qui a purgé une peine de près de cinq ans de prison pour tentative de meurtre. « Si ce programme n’avait pas été disponible, j’aurais peut-être fini par retourner en prison. »
« Les gens peuvent débattre de la valeur du travail en prison, mais je suis la preuve vivante que ça marche », dit-elle.

Source : USA Today, 2010, par Jon Schwartz, paru dans le N°54 d’En-Contact

Redécouvrez notre Spotlight sur les call centers en prison, en France.

 

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